Il y eu le bois, dur et grinçant, sur lequel nous fîmes l'amour pour la première fois. J'avais payé le garde pour que nous soyons seuls pour deux heures ; deux heures, c'est court. Les prisonniers de guerre construisaient des maisons sur un terrain nu, triste et sans verdure. A ses côtés, rien que de tristes arbres, un vieux hangar qu'on devait démolir parce que la guerre se terminait et qu'il ne servirait plus à rien, une cabane tout juste habitable où des pilotes avaient attendu la sirène du décollage.
A présent, il n'y avait que nous sur le plancher, car le canapé défoncé qui traînait là avait le cuir percé par un ressort.
J'avais peur que l'on nous trouve. Heinzi et moi, moi et Heinzi… ce n'était plus un secret pour personne. Je n'y pensais plus quand son souffle embrassait la peau de mon cou. Quand ses doigts traçaient des chemins sur mes poignets, mes bras, mes flancs. Quand nous n'étions qu'ensembles, mes mains dans son dos et sur sa nuque, je ne voyais plus leurs yeux.
Leurs yeux qui me jugeaient et, évidemment, me condamnaient. "Nos fils ne sont pas assez bien pour toi ?"
Ça n'avait rien à voir. Je pouvais le leur dire, cela ne changeait rien.
Traîtresse.
Je pouvais leur dire. Je pouvais tout leur dire ; comme Heinz s'efforçait d'apprendre l'anglais pour que ses "je t'aime" m'atteignent dans ma langue, comme il bravait les fanatiques nazis qui avaient été ses frères. Pour moi.
Je ne pouvais leur dire comme ses lèvres laissaient des traces humides sur mon menton et mes lèvres, comme ses ongles me marquèrent légèrement au creux des reins, là où ses mains se crispèrent au milieu d'un râle de désir. Je n'avais pas eu tant de plaisir, cette fois là, mais je n'en attendais pas tant. Je l'aimais trop pour le lui reprocher et lui, pour me laisser insatisfaite plus d'une trentaine de minutes après cela.
Cela, je ne voulais leur dire. Je ne leur dirai jamais. J'aurai dû avoir honte que nous n'ayons eu qu'un pauvre plancher pour cette première noce. Mais pourquoi ? C'était de leur faute, pas de la notre. Cela faisait bien longtemps à mes yeux que la guerre n'était plus notre champ de bataille.
Berlin en flammes, je m'en fichais. Le Pacifique, c'était le cadet de mes soucis.
Dans ces moments là, il n'y avait plus qu'Heinz, moi, et le silence du monde se taisait.
Il y eu le feu.
Celui de la colère lorsqu'on me cracha au visage pour la première fois. Ma mère n'osait plus se rendre à l'épicerie seule ; mon père menaçait de me jeter de chez lui. Ma sœur pleurait beaucoup et se taisait devant eux mais, le soir, ses doigts venaient emmêler des gestes de réconfort dans mes cheveux. De mes amies, une seule me parlait encore.
J'étais la putain de l'allemand. Nous nous cachions toujours -sur les planches de la cabane, derrière un taillis, partout où l'on pouvait échapper à leurs yeux. J'avais été la gamine du quartier à qui l'on donnait des fraises, l'élève coquette, la copine qu'on invitait à dormir.
Et maintenant : la putain de l'allemand.
Pourtant la guerre était finie. Mais leurs mains ne se tendaient plus vers moi, que ce soit pour me donner le paquet des courses, le journal ou juste pour me saluer. La peau restait sous les gants, et les gants au plus profond des poches. D'autres me désignaient d'un index tendu. Je serrai les dents. Je n'avais pas à avoir honte. Je refusais d'avoir honte ! Mes joues brûlaient et je baissais les yeux. Il n'y avait rien à faire. Mes mots ne pouvaient les atteindre ; quant à Heinz, comment aurait-il pu leur prouver qu'il n'était pas celui qu'ils croyaient ?
Quand nous étions ensembles, je pleurais contre son épaule et l'embrassais pour l'empêcher de me quitter. Il m'avait déjà demandé.
"Ça ne servira à rien. Le mal est déjà fait."
Entre moi et les autres ne s'élevait plus qu'un mur infranchissable. Piégée avec mon prisonnier, je n'avais que lui et, s'il partait aussi, je m'étais jurée de me tuer. Alors il caressait mes cheveux et ses paumes calleuses en soulevait quelques brins dorés ; nous ne faisions plus que nous contraindre au silence, lui contre moi, mes lèvres contre sa bouche, ses mains sur mes joues et mes doigts enserrant ses épaules. Mes doigts sans ornements ; je ne voulais plus rien porter d'autre qu'une alliance.
Nos alliances…
On ne nous le permettrait pas. Il était de toute façon illégal d'épouser un prisonnier allemand et tous, mes parents, mes voisins, ils ne nous laisseraient pas. Lorsque je quittais Heinz, forte et toujours plus amoureuse, je me jurais de le faire évader. Et puis je renonçais, jusqu'à la fois suivante. Où aurions nous pu aller ?
Je brûlais. Une de ces flammes qui vous sors des tripes vers la gorge et vous relève le menton. Une autre sorte de colère qui avait jeté mon poignet vers sa joue ; celle de ce garde qui, depuis les premiers jours, insistait avec une grossierté croissante. Il avait été gentil, séducteur, drôle par moments. A présent je ne voyais plus que son visage devant la barrière du camp, son sourire moqueur.
"Pourquoi tu voudrais le voir, de toute façon ?" Il portait des gants de cuir. Toujours. Jamais il ne m'avait laissé voir ses mains et cela me gênait. "Tu voudrais pas qu'on aille boire un thé tous les deux, plutôt ?" Non. "Non, même pas ? Pourquoi toujours non ? Tu les préfères quand ils ne parlent pas ta langue, ça fait mignon, c'est exotique ?" Non.
Le feu. Le feu au fond de ses yeux. Lui aussi s'énervait et les serres de cuir se moulèrent en poings sombres à ses côtés. Il se pencha vers moi et son souffle tombait sur mon front.
"Bon, c'est quoi ton problème, à la fin ? T'aimes que les fachos ?" Non. Mon Heinz n'était pas un facho. C'était quelqu'un de très bien qui installait des téléphones… "des téléphones, ben voyons ! Moi je t'en paierais, des téléphones, si c'est ça qui t'intéresse." Ça ne m'intéressait pas du tout.
Il insista encore et je finissais par le gifler. Cela fit attira l'autre garde et quelques sifflets de l'autre côté de la barrière. On m'apprit que Heinz était au frigo : "Il s'est battu, Miss, avec un des
noirs." Les noirs, c'était les nazis vraiment fanatiques, ceux qui devenaient méchants pour un oui ou pour un non. "On le gardera là un moment, ou on risque d'avoir un accident sur les dents. Il vaut mieux attendre que tout le monde se calme. Revenez dans deux semaines." Je n'avais pas le choix ; c'était aussi bon que de me renvoyez, un bon coup de pied aux fesses. Il faudrait encore passer devant la boulangerie où il y avait toujours des commères pour se moquer, peut être par le square s'il était vide pour éviter le pub des bons gentlemen. J'apprenais à choisir mon itinéraire avec soin : passer là où je serais discrète, mais éviter les petites ruelles dangereuses. Tout un art. Je prenais soin de noter les plaques des rues, comptais les boîtes aux lettres et les chats. Tout, tout pour ne pas penser à Heinz entre quatre murs nus et gris.
Tout, tout pour ne pas penser que je serai seule pour encore deux semaines, un poids honteux au creux du ventre.
Vinrent le sel et l'eau sur mes joues ; sur celles de ma mère et des miens et de mon aimé.
Ses larmes quand je lui avouais être enceinte, et ma peur devant elles. Une seule d'abord sur sa peau brune, puis d'autres alors qu'il hoquetait entre ses doigts. Je croyais mourir : cela lui déplaisait-il tant ? Non, non. Il était heureux. Il riait et les perles humides vinrent se perdre dans mes cheveux. J'étais dans ses bras, et je pleurais de soulagement. Qu'il m'aime et qu'il l'aime déjà, notre enfant. Ce ne pouvait être que ça, le bonheur en quarante-six au milieu des terrines de légume, de la viande rationnée et de la brume d'Angleterre.
"On va se marier. Dès qu'on pourra." Ses lèvres se posèrent sur mon front et il tenait mes mains dans les siennes. Lui, moi, notre enfant. Nous serions une famille, quoi que dise mon père anéanti.
Alors, c'est fini, on ne peut plus rien faire pour toi ? La blessure avait été profonde, mais qu'aurais-je pu répondre ? Et à ma mère qui me rêvait bien mariée, au calme et dans le confort ! Mais j'allais me marier, ASAP, et le sigle devenait merveilleux.
ASAP.
Je l'avais appris à Heinz et cela l'avait fait rire. C'était court, ça claquait, et nous espérions que la réalité serait aussi brève que cela. ASAP ; comme l'embrun qui décolle d'une vague pour plonger aussitôt sur l'écume. Même dans ces fiançailles, il pleurait encore et moi, de mes doigts, j'écrasais les larmes sur ses joues pour prendre son visage. "Oui. Dès qu'on pourra." Il m'entourait de ses bras et je lui demandais s'il sentait que nous étions trois. Il ne comprit pas ; son anglais n'était pas encore si bon. Alors mes mains tombaient vers les siennes et je l'attirais contre mon ventre, le tissu blanc de ma chemise, la chaleur de ma peau et des rondeurs que je ne pouvais encore qu'imaginer.
Et puis je grossis, et m'arrondis, et ce qui n'avait été qu'espoir devint réalité. Il pouvait ouvrir les doigts et poser ses mains sur moi comme deux ailes de papillon. Même ainsi il ne touchait plus que mon ventre, mais notre mariage était encore bien loin. Illégal. Interdit. Je n'étais toujours que la putain de l'allemand cachée dans sa chambre ou dans ses bras. Lui ne se battait plus. Voilà bien longtemps que les fanatiques s'étaient lassés de son côté ; pas du miens. Ma mère baissait la tête avec honte et, un soir, je l'entendis pleurer après qu'on eu refusé de la servir à la boulangerie. Tout cela me faisait détester l'Angleterre et ses conventions stériles, empilées les unes sur les autres comme autant de chaînes. On pouvait me dire que c'était pire ailleurs, je refusais de le croire. Comment accepter qu'on puisse souffrir plus que moi ?
J'étais jeune, et ma fille naquit sans père. C'est ma sœur qui la tint dans ses bras pour la première fois, son doigt que ma Lisbeth entoura d'une petite menotte potelée alors que je m'endormais. Je rêvais un moment de mourir d'épuisement pour que tout s'arrête, mais elle était belle, si belle : un duvet brun sur le haut du crâne, les joues rougies, un beau bébé qui était un bébé comme tous les autres, et cela ne changeait rien qu'elle ai du sang de boche ou de scott.
On autorisa Heinz à venir me voir à l'hôpital, une seule fois, accompagné de Mills et du détestable garde aux gants noirs. Lisbeth paraissait minuscule entre ses bras, fragile et rose. Heinz toucha d'abord son front, d'un frôlement de l'index ; puis sa joue, avec douceur et légèreté, comme s'il eu craint de la blesser. Les yeux de la petite s'ouvrirent sur lui, bleus comme l'océan et son iode, elle gazouilla d'abord et puis, après quelques hoquets enfantins, pleura pour mon sein. Il la porta près de moi et s'assit sur le matelas, tout près, passa un bras autours de mes épaules et baisa ma tempe. Les lèvres de Lisbeth travaillaient avec une assiduité merveilleuse.
"Tout ira bien. Ils ne peuvent plus nous séparer, maintenant."
J'aurai voulu le croire.
Il y avait le soir.
Il s'échevelait sur nous et de tristes noces, rompues par une clôture de bois dur. Nos mains se croisaient au dessus de ses pics, la buée de nos souffles s'y mêlait, mais nos deux corps ne se joignaient que là. Lui dans l'enceinte du camp qu'on ne l'avait autorisé à quitter, moi à l'extérieure, debout sur l'herbe naissante. Le prêtre ânonnait avec peu de passion. C'était un vieil homme asséché et sans plus beaucoup de sang dans le corps, mais au moins avait-il accepté de nous marier.
J'étais heureuse et sombre à la fois. Heureuse, bien sûr, de l'anneau qu'Heinz passait à mon doigt, de son premier baiser d'époux. Mais sombre ! Comment n'aurais-je pu l'être ? Mon mari était habillé du brun des prisonniers, figés derrière une barrière plus symbolique que physique. Et pourtant, ce soir là, il le passerait sans moi, avec vingt autres hommes dans une baraque noire et sur une paillasse inconfortable.
Et moi, et moi… seule ! Seule avec mon bouquet de fleurs, ma bague, ma Lisbeth, moi-même et le vide entre mes doigts. Je n'avais connu pareil déchirement que lorsque nos mains se séparèrent au dessus des piques de bois. Il ne pleurait pas, il ne disait rien. Ses bras bayaient à ses côtés. Nous restâmes immobiles un temps, un autre instant, et il se détourna le premier. J'enviais son courage, car je n'aurai pu soulever un pied.
Ma sœur me raccompagna. Je ne savais plus que faire, ou aller ; j'aurai passé la nuit entière comme une statue de sel si elle ne m'avait tiré par la main. Je sentais des sillons se dérouler sur mes joues alors que défilaient autours de nous les fenêtres ouvertes sur des familles heureuses. Des couples comme la bonne société en aimait tant.
Mes talons claquaient sur la pierre, et personne ne leur répondait.
Il y avait le soir sur la grande horloge du salon. L'eau et le sel chauffaient dans une casserole de fer blanc. Le feu s'esclaffait dans l'âtre et dévorait le bois ; la pluie mourante gouttait encore sur ma fenêtre. Dans l'air sonna un unique coup de cloche, celle de l'entrée qui pendait près de la porte. Je n'attendais personne et me levais sans hâte : Lisbeth ne faisait pas ses nuits et la fatigue alourdissait mes pas.
Je me débattais avec le verrou, à moitié coincé comme toujours. Dans ma hâte je m'esquintais un doigt avant de pouvoir tirer le battant et portait la peau blessée à mes lèvres.
Je n'allais pas jusque là ;
La terre tachait son pantalon, la bruine ses cheveux.
"Je me suis évadé" ;
Un grand sourire.
"Pour de bon. Je ne reviens pas là bas" ;
Un instant de petite mort, sans respiration, le cœur arrêté.
"Ils ne me cherchent pas, je suis libre ! Ils ont dit, les gardes, ils retournent en Allemagne, sauf moi parce que je suis marié -et donc je suis anglais, alors chez moi en Angleterre, alors voilà…"
Sourire ;
"… je reste ! Sauf si tu me veux plus."
Sourire ;
Nous étions main dans la main, pour ce jour et tous les autres qui suivirent, et nul ne pouvait plus nous l'interdire, et je souriais enfin.
***
Sources :
Daily Record, 2 Février 2008
Telegraph, 18 Août 2007
Daily Mail, 17 Août 2007