Un mystère breton
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Pendant plus d’une semaine, Sheela et moi renonçâmes donc à nous rendre à la plage le soir venu, afin de laisser à la créature le temps de guérir de sa frayeur ou de mûrir un plan contre le Clan des Chasseurs. Nous passions nos journées à visiter des plages voisines, où nous découvrions des grottes et d’autres cachettes qui pouvaient dissimuler une bête traquée, à déambuler dans les ruelles du village ou à nous occuper de Fleur de Sel ; quand le temps le permettait, nous faisions une longue promenade avec la fougueuse jument. Je remarquais avec surprise que lors de nos balades à cheval, contrairement à son habitude, Sheela empruntait tous les jours le même itinéraire : elle longeait le pré de sa jument, passait à côté d’un gros rocher incliné, surnommé le Promontoire, puis traversait le village ; une fois sortie du hameau, elle prenait le chemin d’une plage étroite, bien moins belle que celle où nous allions d’ordinaire, puis contournait les falaises et retournait vers sa maison. Fleur de Sel, en jument intelligente, ne tarda pas à connaître le parcours par cœur et, bientôt, il ne fut même plus nécessaire de la diriger. Le chemin était plutôt long et la balade agréable, mais j’étais un peu déçue : les lieux que nous parcourions n’avaient rien d’exceptionnel et j’aurais préféré que Sheela me montrât des coins plus beaux. Quand la journée s’achevait, nous ramenions Fleur de Sel au pré et regagnions la maison de mon amie, où nous passions la soirée à parler de choses et d’autres, à jouer aux cartes, à rire…
Le temps passa très vite ; un jour, en fin d’après-midi, alors qu’une bruine nous coinçait dans la maison de Sheela, je me rendis soudain compte qu’il ne restait que quelques jours avant mon départ. Je rejoignis alors mon amie silencieuse qui, accoudée à une fenêtre, regardait la pluie tomber sur la Bretagne et assombrir l’horizon ; ce spectacle la laissait visiblement songeuse. Bizarrement, Sheela avait toujours préféré la pluie au beau temps, sans pour autant apprécier les averses longues et violentes, cousines du Déluge ; la bruine avait généralement le don de la mettre de bonne humeur.
- Sheela ?
Mon amie, sortant de ses pensées, tourna les yeux vers moi et me sourit.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je me demandais… A ton avis, est-ce qu’on peut retourner à la plage ce soir ?
- Je doute que ça en vaille la peine… Matt et ses amis organisent une « chasse au monstre », comme tous les mois…
- Justement ! C’est une chance inouïe ! Nous avons la possibilité de voir la riposte de la créature… Et si elle est en difficulté, nous pourrons mettre des bâtons dans les roues des Chasseurs !
- Allons demander la permission à ma mère, souffla Sheela, convaincue.
Hélas ! La maîtresse de maison s’opposa fermement à notre projet, assurant que nous risquions d’attraper une pneumonie et nous ordonna d’aller à table, où elle avait servi le dîner. Nous étions terriblement déçues, mais n’osant pas insister, nous obéîmes sans un mot. Sheela avala rapidement son repas puis monta se coucher ; elle demanda à ce qu’on ne la dérangeât sous aucun prétexte car elle avait l’intention de se lever très tôt, à l’aube, le lendemain matin, afin de savoir le résultat de la « chasse ». Je ne suis pas sûre que ses parents, bien qu’ils n’aient fait aucun commentaire, aient compris de quelle chasse il s’agissait ; mais pour moi, le sens de la phrase était très clair, et mon amie me demanda si je voulais l’accompagner. Je la remerciais, mais déclinais son invitation, me sentant incapable de me lever aux aurores. Peu après le départ de Sheela, je quittai la table à mon tour pour gagner la chambre d’amis, mais finalement, je me ravisai et m’installai devant la fenêtre où se tenait mon amie une bonne demi-heure plus tôt. Malheureusement, durant ce laps de temps, le vent avait tourné, poussant la pluie de mon côté, et l’eau glissait lentement sur les carreaux, me cachant le paysage…
Devant la monotonie du spectacle, mes pensées ne tardèrent pas à dériver et se tournèrent vers le Clan des Chasseurs et la créature. Est-ce que les Chasseurs avaient mis au point une technique pour prendre au piège l’animal ? Avaient-ils commencé leur battue ? La créature était-elle en sécurité ? Que se passerait-il si elle était capturée ? Les questions se multiplièrent dans mon esprit ; un sentiment d’inquiétude monta en moi, en même temps que le désir impérieux de savoir ce qui se passait réellement. Bientôt, l’idée que j’étais contrainte de rester oisive à l’intérieur alors qu’un événement capital se passait peut-être dehors me devint insupportable. Je pris rapidement ma décision et allai dans ma chambre pour enfiler un pull supplémentaire et prendre mon imperméable. M’estimant suffisamment vêtue, discrètement, avec la furtivité d’une panthère, je regagnai le rez-de-chaussée et sortis.
Malgré la bruine et la relative obscurité, les environs n’étant éclairés que par quelques lumières du village et les rayons d’un croissant de Lune, je pus reconnaître, marchant à une vingtaine de mètres de moi, les silhouettes des Chasseurs qui se rendaient à la plage. Il s’agissait de cinq adolescents, dissimulés sous d’amples cirés, qui portaient sur leurs épaules des cordes ou des filets et qui serraient entre leurs doigts des frondes et des galets ; leur chef, Matt, avançait en tête, une lampe à la main. Ma première idée fut de les suivre, mais un étrange pressentiment me fit tourner les yeux du côté opposé… Et là, je la vis. Une superbe créature à l’allure chevaline était campée fièrement sur le Promontoire ; elle avait une robe couleur feu et des sabots d’or, ainsi qu’une crinière soyeuse et une longue queue argentée qui flottait derrière elle comme un étendard. Elle semblait épier le Clan des Chasseurs ; voyant le petit groupe s’éloigner, elle lança un hennissement perçant, presque un sifflement, qui me fit froid dans le dos.
Les Chasseurs, surpris, se retournèrent tous d’un même mouvement ; Matt revint le premier de sa stupéfaction et poussa un hurlement de victoire, un vrai de cri de guerre, en désignant la bête du doigt. Voyant leur chef se précipiter vers l’animal fabuleux, tous les Chasseurs se ressaisirent et coururent à leur tour derrière la créature, qui avait quitté son immobilité de statue et galopait à une vitesse folle en direction du village. Je voulus me lancer à leur poursuite mais un inexplicable sentiment de déjà vu m’arrêta ; la silhouette de la créature s’éloignant au grand galop me paraissait familière. Où l’avais-je déjà vu ? Je réfléchis un instant afin de retrouver dans mes souvenirs celui qui convenait à cette situation ; je trouvai vite la solution et sursautai sous l’effet de la surprise. Aucun doute, je connaissais l’animal formidable qui fuyait devant les Chasseurs, même s’il était déguisé… C’était Fleur de Sel !
Obéissant à mon intuition, je fis demi-tour et courus vers la grève aussi vite que je le pus ; je ralentis à proximité de la plage et me glissai sans bruit derrière le rocher où Sheela et moi nous installions habituellement. Les nuages, de plus en plus nombreux, étouffaient la lumière de la Lune mais ne m’empêchaient pas d’observer, sans être vue, l’entrée d’une grotte, creusée dans la falaise qui se situait à l’autre bout de la plage ; c’était dans cette caverne que le père de Matt avait entendu un roulement de tonnerre. Pour l’instant, je n’entendais rien d’autre que le bruit des vagues et de la pluie, mais je voyais une lueur danser sur les parois de la grotte, comme si quelqu’un avait allumé un feu… Ou plutôt une torche, car la lumière mystérieuse se déplaçait sur la roche en créant des ombres effrayantes. Plus elle se rapprochait de l’entrée et plus elle diminuait d’intensité ; bientôt, elle disparut et une silhouette sombre sortit de l’excavation. Elle appartenait à un quadrupède de grande taille, à la tête assez longue et fine, au col arqué, aux jambes minces… Je reconnus un cheval. Mais quel cheval est capable de faire du feu et ne craint pas d’entrer dans une caverne noire qui renvoie en écho des sons effrayants ? Sans compter que dans l’esprit d’une proie, cet abri peut être l’antre d’un prédateur… Intriguée, malgré la pluie qui continuait à tomber et me gelait les mains, je restais cachée derrière mon rocher, attendant que l’étonnant animal s’approchât…
L’étrange cheval, appréciant visiblement la pluie, piaffa avec grâce avant de s’éloigner au petit trot de la caverne ; la légèreté de son allure me stupéfia : on avait l’impression qu’il flottait au-dessus du sol, effleurant à peine le sable de ses sabots… Il s’arrêta à une dizaine de mètres de moi, plia les jarrets et se cabra vers la Lune voilée par les nuages, comme pour la saluer. Une fois retombé sur ses antérieurs, il secoua la tête et galopa vers la mer, jusqu’à ce que l’écume touchât ses sabots. Il stoppa alors sa course et rua avec violence, par jeu manifestement, avant de faire demi-tour et de regagner en caracolant l’endroit qu’il venait de quitter ; là, il s’immobilisa, courba l’encolure et laissa les gouttes de pluie couler le long de son chanfrein et contourner ses naseaux, lui chatouiller les oreilles ou tomber sur sa crinière, qui dansait sous le souffle du vent. Mais quel vent ? Il était tombé depuis longtemps ! J’étais de plus en plus étonnée, et de plus en plus désireuse de connaître la vérité… Le fascinant cheval s’approcha encore de quelques foulées de ma cachette ; un rayon de Lune choisit ce moment pour tomber sur son dos. Abasourdie par ce que je voyais, je me rendis à l’évidence : cet animal n’appartenait pas à la gente équine !
Le pelage fin de ce cheval était bleu ! Bleu comme un ciel d’été, bleu comme un océan tropical, bleu comme des neiges éternelles sous un pâle Soleil d’hiver… Si le cheval n’avait eu que sa couleur d’extraordinaire, j’aurais pu supposer qu’il s’agissait simplement d’une bonne teinture, mais l’incroyable animal ne possédait pas que cette particularité… De belles flammes, dont j’avais aperçu les reflets dans la caverne, lui servaient de crinière et de queue ; et ses sabots blanc-rosé étaient de toute évidence faits de nacre. Un croissant de Lune blanc se dessinait entre ses magnifiques yeux noirs et profonds. L’animal que j’avais sous les yeux était une créature splendide, fascinante. J’étais émerveillée en la voyant danser entre les gouttes de pluie ; elle avait une telle grâce que les biches farouches semblaient gauches et lourdes en comparaison. J’aurais pu l’admirer des heures sans me lasser ; mais soudain, j’entendis dans mon dos une galopade, ainsi qu’un hennissement aigu, que je reconnus comme étant celui de Fleur de Sel. La créature tourna alors la tête du côté d’où venait tout ce bruit, dans ma direction, et me vit. Je croisai l’espace d’une seconde son regard. L’animal fabuleux parut hésiter, gratta son sabot contre le sable, puis se décida et galopa vers moi. Surprise et un peu effrayée, je me levai d’un bond et reculai, mais glissai sur une roche mouillée et perdis connaissance.
- La Parisienne ! Debout !
J’ouvris lentement les yeux. La première chose que je vis fut une cascade de cheveux roux. J’aperçus des yeux bleus. Sheela.
- Tout va bien ? Rien de cassé ? me demanda-t-elle, inquiète.
J’achevais de m’éveiller. Sheela était penchée au-dessus de moi et je pouvais voir nettement la tache de son front, une tache très pâle qu’elle possédait depuis la naissance. Et bizarrement, la forme de cette marque me rappelait quelque chose… Ce fut le déclic. Je me redressai brusquement, faisant reculer Sheela, ainsi que Fleur de Sel, qui était sagement arrêtée derrière sa maîtresse. Sans faire attention à la jument, je regardai mon amie dans les yeux et lui demandai, assez agressive :
- On peut savoir ce que tu fais ici ?
Sheela parut surprise par ma réaction violente.
- Calme-toi ! J’ignorais que tu étais la seule à pouvoir sortir sans autorisation…
- Laisse-moi deviner… Tu es venu pour me ramener, c’est ça ?
- Non ! Je suis venue pour les mêmes raisons que toi : j’avais envie de voir la créature et l’écrasante défaite des Chasseurs !
Elle semblait inquiète.
- Qu’est-ce que tu as, tout à coup ? C’est plutôt moi qui devrais être fâchée… Tu es partie sans moi, je te rappelle !
- C’est toi qui a déguisé Fleur de Sel ?
- Tu es sûre que ça va ?
Je jetais un coup d’œil à l’anglo-arabe ; rien n’indiquait qu’elle avait pu faire une sortie nocturne, la robe teinte avec de la terre rouge, de la peinture dorée sur les sabots et des fils argentés emmêlés autour de ses crins… Est-ce que j’avais rêvé ? Non, une trace rouge le long de l’encolure m’indiqua que je ne me trompais pas…
- Sheela, j’ai vu la créature, dis-je d’une voix neutre.
- Vraiment ? A quoi ressemble-t-elle ?
Je regardai mon amie gravement.
- C’est un cheval d’eau et de feu… Et, tu sais… J’ai remarqué beaucoup de choses étranges… Tes cheveux roux et sa crinière de flammes… Tes yeux et la couleur de son pelage… Et cette tache, dis-je en désignant son front, « elle » a la même !
J’ajoutai, ironique :
- Quelle coïncidence !
J’aurais aimé que Sheela me démentît… Elle n’en fit rien. J’avais découvert le secret de la créature, mais elle savait que je ne le révélerais à personne ; elle sentait bien que je n’étais pas vraiment fâchée contre elle : j’avais simplement reçu un choc en trouvant le fin mot de l’énigme… Mon amie m’aida à me lever et m’adressa un sourire. Elle chuchota :
- Tout ce qui s’est passé cette nuit doit rester entre nous. C’est un secret entre toi, moi…
Elle posa sa joue contre celle de sa jument.
- Et Fleur de Sel.
Depuis ce soir mémorable, Sheela et moi sommes encore plus proches qu’avant. Les Chasseurs ont quitté notre plage favorite pour aller s’installer sur une autre grève, à la sortie du village, où un mystérieux animal de feu les a conduits avant de disparaître… Matt raconte à qui veut l’entendre que son Clan a eu affaire à une créature terrible dont la robe flambait, deux fois plus grande qu’un taureau et quatre fois plus agressive, qui a tenté de les entraîner dans la mer ; sans leur immense courage, qui sait ce qui serait arrivé ! Quand Sheela et moi, lors de nos promenades à cheval, entendons de tels mensonges, nous nous hâtons d’étouffer notre fou rire dans la crinière de Fleur de Sel. Si Matt savait… S’il savait que pendant qu’il poursuivait une simple anglo-arabe, Sheela, métamorphosée en jument d’écume et de feu, dansait sur la plage, sous un croissant de Lune… Mais, à moins que Fleur de Sel n’apprenne un jour à parler, ni lui ni personne ne le saura jamais.