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 Vampyre

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Fëa
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MessageSujet: Vampyre   Vampyre EmptyLun 28 Avr - 13:08

Sommaire
Alexeï Milovsky
Georg Neumann
Dimitri Azanov
Georg Neumann
Jürgen Königs
Alexeï Milovsky
Dimitri Azanov
Jürgen Königs
Georg Neumannn
Jürgen Königs
Alexeï Milovsky
Dimitri Azanov/Georg Neumann


Personnages
Milovsky Alexeï: Colonel russe du NKVD
Azanov Dimitri : Membre du commando du NKVD
Neumann Georg : Membre du commando du NKVD
Königs Jürgen : SS, prisonnier
Talatchevsky Vassili : Occultiste au service de Staline
Talatchevsky "Tatcho" Nicholaï : Frère cadet du précédent, occultiste


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyLun 28 Avr - 13:10

8 Mars 1944, 17h16 - Alexei Pavlovitch Milovsky (version D1)

Le train filait vers Moscou. C'était un long convoi de wagons blindés, frappés de l'étoile rouge par-dessus des croix gammées mal effacées. Lourd, grinçant ; on avait surchargé la locomotive qui peinait à garder une vitesse de pointe malgré les épaisses volutes noires que crachait sa cheminée.

L'avant dernière voiture était une espèce de monstre d'acier, rectangulaire, d'une longueur relativement modeste. De l'extérieur, on notait une absence totale de fenêtres, sauf pour quelques soupiraux horizontaux, à la limite du toit, de sorte que l'objet ressemblait à une remorque à bestiaux qu'on aurait fortifiée.
De l'intérieur, le wagon donnait la même impression de coffre fort troué. Point de bois chaleureux pour la cabine ; l'univers était de métal et les murs semblaient capturer la bise du dehors pour en traduire toute la froideur en dedans. Le dos contre ce piètre bouclier thermique, le Colonel Alexeï Milovsky se tenait courbé afin de garder les épaules et les fesses loin de la glaciale cloison. Sans trop de succès ; à quarante sept ans et après de longs mois de guerre, le Colonel souffrait facilement de ces désagréments que son peuple ignorait pourtant si bien.

Face à Milovsky, le camarade Azanov ronflait sur son matelas. Son souffle calme était inaudible dans le lourd ronron qui assaillait le wagon. L'homme était peu troublé par l'aménagement artisanal de son environnement et rien, dans l'élévation sporadique de ses épaules, ne trahissait un quelconque inconfort. Il dormait par terre, roulé dans des couvertures et sur une maigre paillasse, à l'une des extrémités de la cabine, emmitouflé dans les sourds chuintements des roues qui crissent contre le rail. Rien qui ne puisse réellement les empêcher de dormir ; ni le Colonel Milovsky, ni ses deux comparses, tous deux des soldats suffisamment rompus au combat pour pouvoir se reposer n'importe où, n'importe quand, ne trouveraient dans le vacarme étouffé une raison suffisante pour ne point fermer l'œil.

Les trois hommes, Milovsky sur une caisse de bois, Azanov couché et Neumann non loin de là, occupaient une extrémité du wagon comme une véritable suite. Quatre dans un wagon, ce n'était pas si mal. C'était même du luxe compte tenu des conditions dans la "grosse chenille". Les blessés qui s'entassaient dans le reste du train, des mutilés pour la plupart, cohabitaient à presque quarante dans la même pièce, les relents de pus entassés sur les émanations de gangrène de ceux qui avaient été mal soignés, les effluves de sueur valsant avec le fin bouquet de la vodka dont on les abreuvait lorsque la morphine faisait défaut.

L'autre extrémité, derrière ses deux rangées de barreaux en acier trempé, abritait le quatrième occupant, soigneusement enchaîné au mur du fond par un serpent de fer aux maillons épais comme un doigt. Du cou à la taille il reposait sous les chaînes, sa tête blonde tombant vers l'avant, comme alourdie par les courtes mèches qui, du front, pendaient vers le sol. Son odeur était une pestilence digne de celles des latrines du goulag le plus crasseux du Caucase.

Neumann fumait, assit sur un banc, séparé du captif par la double cage. D'ici à ce que vienne le tour d'Azanov, l'air serait devenu à ce point irrespirable qu'il faudrait entrouvrir la porte blindée. Cette dérogation au dispositif de sécurité ne plaisait pas à Milovsky, mais c'était là leur exigence minimale en matière de confort : qu'ils puissent inspirer sans rendre leur repas et ajouter ainsi à la puanteur locale.

Un sifflement de ferraille réveilla Azanov, dont les pieds dépassaient du matelas trop petit pour sa haute taille. Neumann, près des barreaux, jeta un regard pincé à ses camarades, porta la main à sa mitrailleuse et se raffermit sur ses jambes.
Milovsky Alexeï serra les dents et sortit du wagon.

Ils se trouvaient dans une petite gare de campagne et le train vomissait déjà une douzaine de gradés. Curieux pour les uns, irrités pour les autres, ils se rassemblèrent par une sorte d'accord tacite devant un wagon chargé d'un panzer trapu ; un des seuls wagons à ne pas puer la charogne, le cadavre, le pus ou le schleu moisi.

"Incident ! Rails cassés ! Partir demain," claironnait un employé polonais avec un russe approximatif qui frustra Milovsky autant que l'escale forcée. Staline n'aimait pas les contre temps et mettre Staline de mauvaise humeur était très, très rarement recommandable.

Un quart d'heure plus tard, trois agents du NKVD débattaient dans leur wagon pour savoir s'il était envisageable de passer la nuit dans l'unique hôtel de la ville. Juste pour aérer le wagon sans mourir de froid, le faire lessiver dans tous les angles, prendre un bain et dormir sur quelque chose de confortable. Après d'âpres négociations, Milovsky accepta de mauvaise grâce. Le prisonnier fut mis sous somnifère par les soins doux et fort aimants de Neumann, puis menotté de tous les membres à un brancard.
Il fallut peu de temps pour que les trois agents du NKVD expulsent de l'hôtel la moitié des gradés qui profitaient de la halte. Le Badge Rouge, symbole physique de la confiance de Staline, avait ce don de vous ouvrir toutes les portes à toutes les heures pourvu qu'il y ait un militaire dans la baraque.

Se posa, dès lors, l'évidence du récurage du prisonnier. Non que leur SS de compagnie ne soit pas charmant, mais tout, de la racine de ses cheveux bourrés de crasse au creux entre ses orteils, tout chez lui puait la sueur, l'urine, auxquels il fallait encore mêler l'effluve écoeurant des excréments ou de la nourriture rancie qu'il s'était mis sous la dent pendant toute la durée du voyage.
La baignoire qui siégeait contre le mur de la petite salle de bain avait inspiré la petite bande au moins autant que l'odeur nauséabonde qui entourait le jeune Jürgen Königs, à peine plus de vingt ans et déjà affublé par Neumann du titre du "Schutzstaffel le plus malodorant de tout le front de l'Est".

On tira à la courte paille pour savoir qui tiendrait le pistolet pour garder Königs en joue et qui, de facto, se chargerait de la basse besogne du récurage.
Neumann et Milovsky perdirent et découvrirent à leurs dépens que savonner un homme inconscient n'était pas une partie de plaisir.

L'opération leur posa rapidement quelques difficultés. Le corps inerte de Königs était flasque et pesait dans des vêtements qui lui collaient à la peau. Sa peau était froide, pâle, empestée par une longue macération dans sa propre crasse. La chair, si l'on ne respirait pas avec soin par la bouche pour épargner le nez, donnait la nausée. On ne put tirer une seule goutte chaude ; le bain se fit dans une onde qui bleuit les mains du Colonel. Lorsqu'ils eurent savonné rudement, frotté avec énergie, pourchassé la crasse en tout lieu, ils sortirent un corps mou, blanc, aux lèvres bleues et aussi réactif qu'une bûche. Le rhabiller fut plus ardu encore.

Le prisonnier fut ensuite attaché sur un lit, couché sur le dos, le poignet droit menotté à un montant de fer.
Neumann quitta la pièce pour aller se laver à son tour, non sans avoir déversé une mare de grossiertés en polonais, abandonnant le SS à la garde attentive d'Azanov et Milovsky.

Milovsky s'installa sur une chaise, face à Königs. La respiration du SS était calme et régulière, pieds de nez à sa chaire glacée qui aurait dû en faire un cadavre. Jeune. Blond. Les traits étaient ceux d'un jeune mâle humain : la pomme d'adam contre le cou, le nez droit et le front large.
Parfait petit aryen en uniforme gris, silencieux comme une tombe. Königs n'avait pas dit un mot depuis sa capture. Il ne résistait pas, ne bougeait pas, ne faisait pas un bruit, aussi discret et muet qu'une souris effrayée. Milovsky n'avait de toute façon aucune raison d'abîmer le visage hâve, de démolir les pommettes qui surplombaient les joues creuses. SS ou pas -Staline le voulait à Moscou, et en bon état.

Milovsky ne se posait pas de questions. L'homme de fer donnait les ordres, le sous-fifre exécutait. Aussi simple que cela.

Sur le lit, l'allemand s'étira dans un soupir d'homme qui s'éveille. La couverture lui glissa des épaules comme il s'asseyait à moitié. Ses paupières se soulevèrent avec paresse sur ses iris qui, étrangement félines, reflétaient la lumière comme des miroirs. Il bougea un peu, corrigea sa position sur le matelas alors que son regard, vague et ensommeillé, fouillait la pièce avec une lenteur toute pâteuse.
Le regard de Königs trouva celui de Milovsky, soudain fixe, agrippé comme celui du chat qui guette le propriétaire de la maison.

Jürgen reposa la tête sur son oreiller, lascif mais nerveux. Son uniforme était trop grand et tombait en plis sur la courbe de l'épaule et du bras. Sur lui, la couverture dessinait la ligne d'une jambe, longue et athlétique, de la hanche et de la taille qui devenaient une courbe. Le cou dépassait du col ouvert, blanc, glabre, étiré vers le visage. Charmantes rondeurs du menton, de la mâchoire, lèvres de femme…

Königs sursauta avec une violence de prédateur surpris et fixa ses yeux au vert surnaturel sur la porte de la salle de bain.
Milovsky inspira. Il cligna des yeux, surpris de la tension qu'il sentait sous son estomac. Devant lui ne se trouvait, affalé sur le lit d'un médiocre hôtel de campagne, qu'un jeune homme blafard, amaigri par le jeûne, aux traits beaux mais immanquablement masculins.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyLun 28 Avr - 13:12

8 Mars 1944, 19h02 - Georg Neumann (Version D1)

Jamais, depuis le départ d'Erdvaw, Neumann ne s'était senti aussi propre.
La salle de bain n'était pas une pièce luxueuse, l'eau sortait froide du robinet et la fenêtre, mal isolée, laissait filtrer de fines et poignantes échappées venteuses. Mais Neumann était une personne profondément chirurgicale, pour qui tout devait être parfaitement centré entre les lignes d'un viseur, propre et si possible hygiénique. Il faisait avec la crasse de la guerre -avait-il le choix ?- mais saisissait à pleines mains les occasions de se décrotter. Glacée ou pas, une douche était une douche, surtout après trois jours sans une goutte d'eau pour se frictionner le crâne.

Les ablutions furent aussi douloureuses que purificatrices. Neumann en sortit les dents claquantes et les poils frileusement dressés, la peau tout juste parfumée par un savon fadasse. Il se sécha, puis enfila un uniforme propre et se regarda dans le miroir. Les ridules autour de ses yeux s'étaient encore accentuées, de même que les profonds sillons de son front. Il n'était tout de même pas si vieux !
Quarante quatre ans et les soucis, s'entendit-il penser. De toute manière, la mode n'était pas faite pour le socialisme et ce n'était pas comme s'il avait du mal à trouver des maîtresses. Neumann étira les commissures de ses lèvres vers les bords de la mâchoire et trouva ses dents toujours blanches. Cela le rassura. Il redressa les épaules, prit la pose de l'homme fier de lui-même et se décocha un clin d'œil.

"Georg, mon ami, tu es d'un vain," plaisanta-il avec un petit rire face au Neumann à présent plus détendu qui se reflétait dans le miroir.

Il sourit à lui-même et se peigna. Il fallait bien cela pour être tireur d'élite… être assez arrogant pour aimer avoir l'ennemi entre les doigts, offert et sans méfiance, avant de lui tirer une balle dans la tête. Neumann pouvait imaginer des tas de raisons qui pouvaient pousser un homme à devenir sniper, mais la vanité était la seule qu'il se connaissait.
Neumann sortit de la salle de bain.

Le regard vert de Königs l'accueillit aussitôt. Saleté de petit vicieux. Neumann produisit une caricature de sifflement de chat qui entraîna avec elle quelques postillons et le SS, avec l'air particulièrement frais d'une carpe à laquelle on vient de couper la tête, se laissa retomber sur le lit sans mot dire.

"Quand s'est-il réveillé ?
-A l'instant," répondit Milovsky, le regard vague et la mine fatiguée. "Il est plus résistant que nous le pensions. La dose aurait suffit à assommer un cheval pour toute une journée."

Les deux hommes se turent dans l'attente d'Azanov. Cela laissait le temps à Neumann de se pencher sur son sujet favoris : lui-même et le foutu monde qui l'entourait.
Neumann détestait cette mission. Il était lui-même partiellement allemand, né d'un père teuton et d'une mère polonaise. Tout petit, une nourrice russe lui avait appris sa langue en même temps qu'elle lui offrait son lait et, plus tard, les fessées punitives. Et puis sa mère était morte ; la famille partit en Allemagne.

Neumann était entré sans difficultés dans la Reichwehr. Il était doué. Il fallait l'être, à l'époque, car il y avait des myriades de candidats pour quelques malheureux postes. Neumann avait bien réussi. Il était monté en grade, été témoin de la monté en puissance de la SA, puis de l'annihilation de ses têtes par la SS. Il était déjà communiste à l'époque ; voilà qui était plus que suffisant pour qu'il s'expatrie. Depuis, il vouait au nazisme et à la SS en particulier une aversion viscérale.

Azanov entra, mettant fin aux rétrospections de son camarade. Son regard trouva aussitôt le prisonnier éveillé.
Il pivota vers Milovsky, puis vers Neumann. Ils échangèrent un regard, l'accord tacite se noua et, sans une hésitation, ils fondirent sur le prisonnier pour le plaquer solidement au matelas, lui arrachant une plainte de tigron qu'on aurait jeté dans un baquet d'eau froide. Ou, tout du moins, ce que Neumann imaginait comme le feulement outragé d'un bébé tigre.

Milovsky avait pris les jambes, Neumann les épaules, sans se douter que l'agression réveillerait instantanément le SS. Après diverses tentatives de morsures, quelques coups de pieds et une agitation qui mit bas toute la literie, Königs fut immobilisé par les efforts conjugués des deux agents et Azanov, qui devait lui écraser le crâne d'une main et le piquer de l'autre.

Le liquide translucide pénétra dans la carotide malgré les protestations du fauve. Königs s'agita, rua et planta deux petits crocs dans la peau de Neumann. La pression de la mâchoire décrût alors que le sommeil le gagnait et, enfin, disparue.

"Petit con, ça saigne !" pesta Neumann en repoussant le corps docile de l'adversaire endormi ; son poignet droit était orné de deux charmantes traces rouges qui le picotaient. Milovsky avait tâté des talons de Königs et un hématome apparaissait déjà sur son avant bras droit, juste en dessous de sa manche retroussée. Azanov était indemne.
Quant à Neumann, il décida qu'il avait vraiment, mais vraiment besoin de fumer.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyLun 28 Avr - 13:14

9 Mars 1944, 7h57 - Dimitri Fiodorovitch Azanov (Version D1)

Dimitri Azanov n'avait jamais été quelqu'un de cruel, et cela rendait assez ardues certaines conversations avec Neumann. Les tours de gardes étaient pires encore : le germano-polonais n'avait pas d'occupations en dehors de ses sarcasmes et de sa cigarette, ce qui tapait rapidement sur les nerfs. Sans être mauvaise langue (ce n'était pas son genre), Azanov devait avouer qu'il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire lorsqu'on gardait le Schtuzmachinchose.

La fin de leur tour approchait. Azanov ne s'en plaignait pas et n'espérait plus qu'un bon somme de trois heures, car le pire, lorsqu'il gardait Königs, n'était pas le comportement agaçant de Neumann.
Non. Le problème d'Azanov, c'est qu'il trouvait le jeune homme séduisant. Ce n'était pas la première fois qu'une telle faiblesse le prenait. Les femmes le laissaient indifférent sans qu'il en comprenne la raison. Mais il était un fidèle du Parti, un idéaliste pour qui il était hors de question de céder à des penchants aussi honteux.

Königs compliquait la situation. Azanov évitait soigneusement son regard. Ils étaient prévenus : leur captif pouvait se montrer très magnétique. Qu'on aime les hommes, les femmes ou les chèvres, il devenait un objet de désir avant que l'impression ne s'évapore, aussi vite qu'elle était arrivée. Seul Tatcho, un autre agent du NKVD resté à Erdvaw pour éplucher des dossiers, en avait parlé clairement, le rire aux lèvres et brin vulgaire. "C'est fou, hein ? Si c'était une femme, il ferait une sacrée putain, le chaton !"
Pour Azanov, un départ plus rapide de la chaleur inavouable que provoquaient ces regards aurait été souhaitable. Et pas question d'en rire. Une illusion de quelques secondes était drôle, mais quand on savait que c'était on ne peut plus réel…

Azanov se massa la tempe. Aucune solution ne se présentait à lui et il n'était pas du genre à chercher trop longtemps. Tourner dans sa propre tête n'était pas sain.

Le cliquetis de maillons qui se heurtent attira son attention. Jürgen -Königs- se réveillait. Azanov sut à l'avance ce qu'il allait faire, car l'allemand répétait inlassablement son petit cérémonial du levé : s'étirer, enfoncer son visage maladif dans son oreiller, puis rouler pour se mettre sur le côté ou le dos et relever la tête.
Instant fatidique. Azanov détourna les yeux avant que Königs ne cherche à croiser son regard. Il ne fut toutefois pas assez rapide pour quitter la pièce : Neumann partait déjà à la recherche de Milovsky.

Il se tourna vers Königs, étouffa une exclamation de surprise et tendit son arme vers le SS, avant de comprendre ce que l'autre était en train de faire. Agrippé par la main droite à la tête de lit, le jeune homme avait profité d'un instant d'inattention pour tendre son bras gauche vers la table de chevet, un bon mètre cinquante plus loin.

Azanov resta interdit devant le spectacle insolite d'un homme adulte, une jambe toujours sur le matelas et le bout des doigts frôlant le sandwich que Neumann avait abandonné quelques heures plus tôt, suspendu tel un chimpanzé en quête de la banane convoitée. Königs parvint à toucher l'assiette, puis découvrit qu'on l'observait et s'immobilisa dans cette position fort peu confortable.
Docile, il se recoucha mais ne cessa pas de lorgner la nourriture. C'était très compréhensible puisqu'il n'avait rien avalé depuis le départ d'Erdvaw, où il avait été capturé par l'Armée Rouge : les portions militaires à disposition, à base de céréales et de légume, étaient bien loin de la viande rouge, crue et saignante qui était jugée optimale par les médecins de l'Ahnenerbe. Que Königs soit prêt à se rabattre sur du pain dur et une feuille de salade le rendait plus pitoyable encore que son air de chiot abandonné.
Azanov endurcit son cœur et n'abaissa pas son arme. Le chiot n'avait d'attendrissant que deux grands yeux qui ne permettaient pas d'oublier la mâchoire de fauve ou des griffes tenant du poignard.

Il ne fallut guère de temps pour que Neumann ne revienne, accompagné de Milovsky et du casse croûte du prisonnier. Königs étant atteint d'un coriace mal des transports que sa condition n'améliorait pas, il n'avait pu être nourri convenablement de tout le voyage. De toute manière, les agents auraient eu de grandes difficultés à se procurer la viande rouge et saignante conseillée par les dossiers nazis.
D'après ce qu'en voyait Azanov, ce serait du chien. La créature écorchée ressemblait vaguement à un très gros lapin sanguinolent.

Neumann découpa de grandes langues rougeâtres avec des gestes de connaisseur. Si les russes pouvaient manger toute la viande qui passait en temps de siège, il ne voyait pas pourquoi un vulgaire prisonnier ne pourrait en faire de même. Son couteau de cuisine tranchait bien et fit une belle charpie des muscles de l'animal. Cuite, la portion aurait fait envie à n'importe quel échappé de Petrograd, mais Königs ne partageait pas cet avis et regardait l'assiette avec répugnance, puis une pointe d'envie lorsque le sang eût noyé la pièce dans sa puanteur douçâtre.

Neumann déposa le plat devant le SS, qui refusa d'y toucher. Le tireur lui tendit des morceaux sans aucun résultat, si ce n'est éveiller la méfiance du prisonnier, quant bien même son ton était aussi doux que possible. Milovsky lui conseilla de manger le premier. Neumann refusa : pas question de manger de la viande crue juste pour les beaux yeux d'une saleté de schleu. Son regard se posa sur Azanov.
Oh merde.

Passait pour le chien, ce n'était pas la première fois qu'il devait manger une denrée aussi inhabituelle, mais le russe voyait d'un mauvais œil cette bouillie rosâtre, couverte de la pourpre sanguine et flasque comme des entrailles ouvertes à la grenade, sans les traces de brûlures. L'odeur s'ajoutait à la vue pour faire monter des relents de bile sur la langue, mais il n'avait pas l'intention d'imiter le comportement puéril de Neumann.

Trop tard pour reculer. Aussi répugnante que soit la viande, sa seule présence excitait Königs, à l'instar du loup affamé face à l'appât du chasseur. Mais le loup ne cherche pas à savoir si ce qu'il dévore est empoisonné, ni ne s'inquiète de ce que son repas n'ait pas l'air civilisé. Acculé et aiguillonné, le SS risquait de s'en remettre à des instincts beaucoup moins aimables que son humeur actuelle.

Azanov, sans abaisser son arme, prit entre trois doigts un morceau de taille modeste, flasque, trempé d'hémoglobine canine et encore tiède. Il le porta à sa bouche sans enthousiasme, mâcha consciencieusement en gardant la langue collée au palais pour en éloigner le goût, puis avala avec une précipitation née du dégoût.
Königs ne fit pas un geste vers la viande. Neumann expira avec un agacement consommé. Azanov saisit une nouvelle lamelle et la présenta au prisonnier, approchant avec circonspection sans obtenir de réaction, jusqu'à ce que le blond ne soit forcé de loucher pour voir la nourriture.

Ils restèrent un instant figés, et tout alla très vite : Königs emporta le lambeau musculaire d'un coup de canine, mâcha deux fois, avala et, alors qu'Azanov commençait à reculer, captura sa main droite dans une poigne étrangement puissante. Azanov tendit son arme et vit, sur sa gauche, Neumann en faire de même, mais il interrompit son geste lorsqu'il comprit de Königs n'en avait pas après sa vie : le SS avait entreprit de lécher consciencieusement le sang resté sur ses doigts.

La bouche sèche, Azanov resta immobile, hypnotisé par la serre blanche autours de son poignet, la langue rose qui allait chercher contre la paume quelques gouttes évadées et pourchassait les derniers restes de goût autours des ongles. Son travail de nettoyage achevé, Königs le relâcha et se consacra, pour les dix minutes à venir, uniquement à la mastication de son repas.
Son festin terminé, Königs se lécha les babines, émit un espèce de grondement satisfait qui n'était pas sans rappeler un ronron et, sans demander son reste, s'effondra la tête du l'oreiller. De mâles ronflements s'échappèrent bientôt de sa gorge, certifiant à une audience effarée que l'anesthésie est parfaitement inutile pour le moment.

A retardement, Azanov se souvint qu'il devait encore avoir de la bave de SS sur les doigts et les frotta contre son pantalon, trop pensif pour s'apercevoir qu'ils étaient secs depuis longtemps.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyDim 18 Mai - 9:14

T-34 : Le modèle de base des tank soviétiques pendant la seconde guerre mondiale ; prototype à la plupart des chars soviétiques sur toute la durée du conflit.

9 Mars 1944, 21h32 - Georg Neumann (D1)

La voie fut réparée en fin d'après midi.

Ils n'attendirent pas que Königs revienne à lui pour le piquer. L'honneur revint à Neumann qui se prêta à l'exercice avec un plaisir sadique, tout heureux de pouvoir enfoncer quelque chose dans la chair de l'espèce d'abomination blonde. Azanov tenait les épaules avec une douceur destinée à ne pas réveiller le prisonnier mais qui passa pour très suspecte ; pour Neumann, ce genre d'attentions étaient tout à fait à proscrire et étaient autant de détails qui l'agaçaient singulièrement.
Après tout, les SS n'étaient pas gentils avec leurs prisonniers, eux.

Le dent pour dent et oeil pour oeil ne marchait pas avec Azanov ; Neumann en vivait et n'était pas prêt d'abandonner à qui que ce soit le droit de venger par avance ses prunelles grises. Juste au cas où.

Le soleil était tombé sous l'horizon lorsque le SS fut escorté dans ses appartements cadenassés, blindés et aussi joviaux qu'une soute à charbon. Le corps était recouvert par un morceau de bâche. Tout au long du trajet, Milovsky dû rabattre le pan de grosse toile que le vent bousculait. Il était incapable de dire si ses efforts visaient à protéger le prisonnier du froid ou de regards indiscrets.

Clip clap, Königs fut prestement et étroitement enchaîné. Schling, la première grille glisse sur son support d'acier, la serrure sonne ; schlang, la seconde s'abat contre son cadre, la clef grince et l'ensemble est bien en place. Neumann s'installa sur la caisse qui, couchée contre la paroi, fait office de banc. Milovsky est repartit prévenir les hautes instances que le chargement était en sécurité.

S'en suivirent six heures de garde qui laissèrent Neumann aussi raide que le canon d'un T-34. Les tremblements du train coupant court à tout vœu sportif, il avait passé tout son quart les fesses figées sur sa boîte, le bas du dos et les cuisses sabotés jusqu'au creux de leur chair par les rudes frissons de la carlingue. Königs ne lui avait réservé que cinq petites minutes de bonheur : le temps d'ouvrir un œil qui, dans le noir, ressemblait à une drôle de luciole circulaire tant il réfléchissait le moindre éclat, de constater l'absence de literie confortable, de demander fort poliment s'il ne pourrait pas au moins avoir un oreiller ("Non.") ou juste une couverture ("Re-non.") ou si on pouvait le détacher puisqu'il n'allait évidement pas essayer de passer les grilles ("Non et ta gueule !" lui asséna un Neumann de fort mauvaise humeur).

Le manque de coopération de Neumann et sa brusquerie irritèrent Königs. Le SS feula, le menton collé au cou et le regard mauvais, montrant ses petits crocs dans un vain espoir d'intimidation. Neumann répondit par un geste obscène impliquant le majeur et un mouvement en arc de cercle de l'avant bras. Königs gronda mais n'insista pas. Il lui tourna le dos et fit mine de se rendormir, la joue posée sur ses genoux repliés, et ne lui adressa plus un mot jusqu'à Moscou.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyDim 18 Mai - 9:15

18 Juillet 1919 - Vassia

L'enfant se faisait toujours l'effet d'une Pandore lorsque, sur la pointe de ses pieds nus et les paupières ensommeillées, il se glissait hors des draps. Il s'imaginait souris sur le vieux tapis fripé du couloir des enfants où dormaient ses cousins adolescents, son grand frère Ivan et ses deux sœurs aînées. On lui avait bien appris qu'il fallait rester couché, sauf pour utiliser le bidet, toujours, toujours, et il était interdit de discuter après que Mère ai donné le baiser du soir. Mais Vassia, du haut de ces sept ans, ressentait cette interdiction comme une injuste tape sur la main. Le garçonnet savait parfaitement bien que sa mère, après l'avoir serré sous ses couvertures, retournait dans la salle de vie où se tenaient chaque soir les réunions de la famille. Tous participaient, même grande sœur Anouchka qui n'avait que dix ans et pleurait tout le temps. Il n'y avait bien que Kolia le bébé pour dormir pendant ce temps là. Vassia était interdit de réunion ; il y allait quant même, le nez contre le gros rideau qui séparait le salon du couloir.
Pour ne pas se faire voir, Vassia ne regardait que par un mince rai de lumière. Pas moins, parce qu'il avait peur du noir. Pas plus, parce qu'il ne voulait pas se faire voir. Souvent il ne comprenait pas grand-chose aux paroles des grands, sinon que tout devenait inquiétant.

Il y avait eu, plusieurs mois auparavant, "Le Tsar est mort". A l'époque, Vassia ne savait pas trop ce que cela voulait dire. Il se souvenait avoir rencontré le Tsar une ou deux fois, car sa famille était sa lignée d'occultistes préférée. Il en était fier mais l'homme ne l'avait pas marqué plus que cela. Mais l'annonce de sa mort l'avait plongé dans une profonde détresse, tant elle avait frappé les aînés de la famille. Depuis, il devenait de plus en plus fréquent que son père laisse sa pipe s'éteindre entre ses lèvres, ou que son plus vieil oncle abatte sa large main sur son front avec colère.
Pandore : la boîte se dissimulait sous le rideau. Le petit Vassia n'en effleurait que le début du couvercle. L'intérieur paraissait si effrayant, si plein de choses compliquées ! Comme la maison était serrée en ces soirs ! Mais nul ne pouvait sortir sans être accompagné de ces affreux et grossiers gardes rouges. Mieux valait rester chez soi.

Ce soir là, Vassia avait tiré un peu sur le rideau. Il lui semblait que la compagnie, dans le salon, s'agitait et remuait dans l'air des écumes de nervosité. Trop d'occultistes, dans trop peu d'espace. L'accumulation de leurs énergies agacées, sourdes et suintantes d'angoisse perturbait leur sommeil à tous. Kolia gémissait dans son sommeil, si bien que Vassia ne pouvait pas du tout fermer l'œil. Dans le noir, le sens de l'occulte devenait toujours plus précis, plus cru. Comme un tas de souris qui galoperait autours des chevilles de l'enfant. Vassia en frissonnait et, pour avoir un peu plus à voir pour chasser le poids de l'énergie des esprits, soulevait juste un peu le rideau. Malgré la lumière qui perçait son œil, il sentit parfaitement bien le soudain mélange des flux au cœur du salon surpeuplé. Interrogation, découverte vive, chuchotis d'âmes qui se cherchent. Puis sa mère s'était redressée dans son fauteuil de velours cramoisis et élimé. Elle était restée silencieuse toute la soirée, son esprit transformé en chat partit dans Saint-Pétersbourg sans son corps. Le voilà qui revenait. Vassia tremblait d'entendre parler cette petite femme aux étranges cheveux plus gris que noirs et aux yeux d'or. De toute sa vie, il n'avait pu croiser ce regard félin qu'avec peur ; ses lèvres froides ne souriaient que rarement et l'embrassaient peu. Non qu'elle ne l'aima pas, mais elle passait tant de temps en chatte bleue qu'elle se détachait du monde des hommes.
La mère se leva sans parler et sa robe noire jeta une ombre sur le rideau ; elle s'était levée face à l'âtre. Son petit corps frêle faisait face à la porte. Elle prononça un mot, suivit de chuchotements et qui fit presque reculer Vassia. Les hommes se levèrent et parlèrent fort. La mère leva une main.
"Cela ne sert à rien. Nous avons fait notre choix. Voyons ce qu'il aura à dire."
Ils se rassirent. Anouchka se mit à pleurer entre ses doigts. Comme rien ne se passait, la mère prit sur une petite table un ouvrage de broderie et piqua de l'aiguille, la nuque roide, comme si de rien n'était.

Plus tard, Vassia s'était accroupi face à la fente de lumière. Il ne restait jamais debout si tard, mais la boîte, à présent entrouverte, ne voulait laisser partir Pandore. Le petit garçon avait entouré ses genoux de ses bras et, le menton sur les rotules, laissait de temps à autre ses paupières couvrir ses yeux. Il ne savait combien de temps s'était écoulé avant que les coups ne résonnent à la porte, mais ce devait être longtemps. Le bruit attira un sursaut nerveux et puis plus rien. Les hommes rajustèrent leurs cravates, la mère resta sur son ouvrage. Oncle Piotr, le plus vieux des hommes adultes, se leva enfin, très droit et très digne, et alla ouvrir la porte. La mère ne releva pas la tête mais, Vassia en était certain, elle savait déjà qui se tenait face à Piotr.
On murmura quelques paroles que Vassia n'entendit pas, puis un claquement retentit et Piotr s'effondra. Puis un, deux, et d'autres coups encore, et les oncles tombèrent comme des dominos. En quelques instants, l'homme de la porte et deux ombres en retrait avaient poignardé la trame, éventrée les ruisseaux de pensées. De la tension magnétique qui emplissait la pièce, il ne restait que des papillons en fuite, Anouchka qui pleurait, le ventre couvert de pourpre, et la mère sur son fauteuil cramoisis. Le rideau retomba sur le mouvement inchangé de sa main.
Pandore. S'il avait laissé le rideau à sa place ? S'il était resté au lit ? Ses petits pieds arrachaient au tapis les couinements des pattes d'une souris. Encore des claquements dans son dos. Ne suffisait-il pas que l'horreur ai jaillit une fois ? Le garçonnet se fourra ses couvertures. Sa joue s'enfonçait dans l'oreiller et il forçait ses yeux à rester bien fermés et secs. Peut être que s'il faisait comme s'il n'avait jamais désobéit, tout redeviendrait comme avant qu'il ai ouvert la boîte. Kolia pleurait de l'autre côté du lit. Vassia trembla et des pas retentirent dans le couloir, de l'autre côté de la porte fermée de la chambre. Faire semblant de dormir. Faire semblant d'être un bon petit garçon. Faire semblait de n'être pas Pandore. Kolia gémissait encore. Méchant bébé. Sentait-il ce que Vassia avait fait ? Le garçonnet ramena ses jambes contre sa poitrine. Encore les gémissements. Vassia plaqua couvrit ses oreilles de ses paumes. Quelque chose comprimait sa gorge. Impossible d'avaler. Des pas dans le couloir. Et Kolia qui pleurait, encore, vagissait, se tordait dans ses draps.
La porte de la chambre grinça autours du pas, lourd, méthodique. Le talon claquait fort sur le vieux plancher. Vassia trembla et serra les dents pour ne pas sangloter. Il avait sept ans. Un grand garçon de sept, ça ne pleurait pas. D'autres pas, plus rapides, plus légers. Une des ombres sous fifre.
"Y'en a encore ?
-Oui."
La chaleur de la couverture disparu en un seul courant d'air. Le petit corps de Vassia se ramassa encore sur lui-même, ouvrit un œil ambré et ne vit presque rien qu'une haute silhouette d'encre imprimée sur les ténèbres, découpée par une mince auréole de lumière jaune.
"C'est bon, ils sont assez petits. Prends l'autre."
La couverture disparu tout à fait. Une des ombres emmaillotait Kolia tout en essayant de le bercer avec maladresse. La grande silhouette se déplaça, ouvrit un placard et en extirpa rapidement quelques vêtements chauds, sans se soucier de prendre les plus laids ou ceux qui avaient encore une forme. La lampe maquillait d'or une partie de son visage -cheveux noirs, épaix, lourde moustache brune et fournie couvrant toute la lèvre supérieure. A présent qu'il ne surplombait plus Vassia, le garçonnet le trouva petit. Plus petit que son père ou Oncle Piotr, mais assez lourdement bâtit.
"Iossif…" L'ombre hésitait, le visage abaissé vers Kolia. Le bébé se taisait et fixait son ravisseur avec curiosité. "Tu es sûr qu'on ne va pas avoir de problèmes ? Lénine…
-Lénine, qu'il aille se faire foutre. Est-ce qu'il est occultiste ? Non. Il n'y connaît rien, figures toi. Moi je suis occultiste. Et si je dis qu'on soit se débarrasser des blancs pour être tranquilles, on va le faire. Tiens," l'homme à la moustache jeta un gros pull marron et une paire de pantalons sur le lit. "Fais ton sac, garçon, tu déménages. Comment tu t'appelles ?" Vassia. "C'est bien, Vassia."
Il n'avait pas l'air trop méchant. Pour quelqu'un qui sortait de la boîte maudite, le moustachu paraissait même très humain. Mais Vassia avait peur de lui dire non ou de lui demander où ils allaient. Il descendit du lit et plia gauchement le linge. "Les sacs sont en haut de l'armoire. Je suis trop petit." Une sacoche déformée chuta le lit sitôt qu'il eu achevé sa phrase. Il la fourra d'un peu tout ce que Iossif lui tendait -quelques sous vêtements et des pièces dépareillés. Puis, le moustachu chargea le tout sur son épaule et le pris par la main, presque trop fort. Cela faisait presque mal.
Ils passèrent dans le couloir, puis dans le salon où Anouchka ne pleurait plus. Elle pendait à moitié de son fauteuil, la bouche béante et le bras flasque, au bout duquel sa main se balançait encore et effleurait le pied chaussé de son père. Une énergie étrange pourrissait déjà dans la pièce, relents d'influences spirituelles laissées là au moment de mourir. C'est mal. Il ne fallait pas laisser des morceaux d'esprit traîner partout. Les oncles le répétaient sans cesse : Vassia, un bon occultiste ne se débine pas comme une vieille toile d'araignée ; il doit toujours garder son âme bien dirigée et au bon endroit de son corps. Peut être Iossif ne le savait-il pas. Ou peut être le savait-il. Sans doute le savait-il, même. Sûrement qu'il le faisait exprès. Vassia serra les dents et ne dit rien. Il avait sept ans. Un grand garçon de sept ans ne pouvait pas faire n'importe quoi avec un bébé comme Kolia entre leurs mains.
Il suivit sans rien dire mais, en son cœur, rêvait de jeter Iossif et les ombres dans la cheminée de la maison, où Babayaga en ferait du ragoût pour cochons.
Face aux flammes, la mère gisait toute droite, les mains croisées sur son ouvrage de broderie et la tête percée d'un seul creux rouge. Son visage n'affichait que le plus pur des mépris et ses lèvres entrouvertes murmuraient encore le nom de l'assassin, et le murmurèrent bien après que les soviétiques eurent détruit la maison : Iossif Vissarionovitch Staline.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyMar 1 Juil - 9:54

11 Mars 1944, 22h04 - Jürgen Königs

Königs avait perdu toute appréciation du temps. Son organisme affaibli tendait à donner la part belle à son instinct, endormant une conscience qui n'avait eu qu'un sursaut de retour lors de l'escale de l'hôtel. Il se laissait bringuebaler par les secousses du train et dormait presque vingt heures dans la journée. Le reste du temps, il observait les russes avec un intérêt inversement proportionnel à la hauteur de la tour Eiffel. C'est qu'ils n'étaient pas passionnants, ces trois là : ils jouaient parfois aux cartex, fumaient et buvaient un peu, parlaient de temps à autre. Toujours en russe. Seul Neumann (celui qui sentait la cigarette et le cèdre, comme la plupart des allemands et des polonais qui vivaient dans le plaine que se partageaient les deux pays) lui adressait parfois la parole. La méchanceté de ses interventions encourageait Königs à se rendormir.

Königs n'était pas inquiet. Depuis Erdvaw, il se sentait souvent très chat, et le chat avait épuisé ses réserves de nervosité. Il avait faim, il était malade et préférait sauvegarder ses forces. De toute manière, Königs préférait être chat qu'humain. Être homme apportait un lot de souffrances dont il ne voulait pas : le souvenir des aiguilles des médecins SS (il avait une peur bleue des seringues), leur dédain à son égard, sa honte d'avoir cru à toutes les promesses pourtant farfelues que lui avait adressé le recruteur.
Tout ça pour avoir le droit d'être ligoté à une table d'opération et piqué de partout. Un vrai gâchis et Königs-l'humain paniquait complètement dès qu'il y pensait.

Le train, ce n'était donc pas si mal. Encore que. Les chaînes rendaient le voyage passablement inconfortable, et Königs-le-chat trouvait injuste d'être confiné là alors que les autres avaient des matelas, des couvertures et des oreillers. C'était l'avantage d'être chat : on ne se posait que des questions stupides qui n'avaient rien à voir avec le pire, c'est-à-dire l'avenir.

Königs pensa qu'à cette heure, il devait être mi chat mi homme pour se pencher sur de tels problèmes. S'il avait été chat, il n'aurait même pas pensé le mot "avenir". S'il avait été homme, la literie ne l'aurait pas du tout intéressé.

Couché sur le dos, le bout des pieds tout froid et les maillons de fers faisant des bosses contre ses vertèbres, Königs s'ennuyait ferme lorsque des sifflements inhabituels envahirent le wagon. Son instinct chat le mit aussitôt sur le qui vive et il roula sur le ventre, puis se hissa maladroitement sur les genoux pour se coller au mur. Quelques instants plus tard, le train décèlerait brusquement et Königs se félicitait de son initiative : la bête d'acier freinait et Azanov, au poste de garde, manqua se casser la figure devant cet arrêt artisanal.

Tendu, il attendit. Ses yeux nyctalopes voyaient très clairement tout ce qui se passait autours de lui, mais cela ne lui était pas d'une grande aide. Peut être que tout allait encore devenir ennuyeux, froid et qu'on ne lui donnerait même pas à manger. Il ne se passa rien pendant un long, très long moment, même après que Milovsky (celui qui ne sentait ni le tabac ni la vodka) soit sorti. Ennuyé, Königs se rendormait lorsqu'il capta les claquements d'une foule de talons contre de la pierre, plus de deux heures plus tard.. Un sourd ronflement fit vibrer la gorge de l'allemand alors qu'il se redressait, prêt à montrer les crocs.

L'ouverture en plein de la porte du wagon coupa court à cette maigre tentative de résistance : un puissant flot de lumière s'abattit, impitoyable, sur les fragiles pupilles de Königs. Il lâcha une floppée de jurons emballés dans un feulement de douleur et se recroquevilla, les paupières fermement rabattues sur les sphères oculaires.

De nouveaux pas, cette fois sur le bois de la cabine. Königs se risqua à ouvrir un œil, l'épaule en bouclier, mais ne put distinguer qu'une silhouette, découpée comme un trou sur un drap de lumière. Taille plutôt moyenne, odeur de musc comme chez tous les mâles. Königs y décela une touche qui rappelait le bouleau ; chez les russes comme Milovsky et ou Azanov, il trouvait plutôt du sapin.

L'odeur de l'inconnu suffit à intriguer Königs. Comme le jeune homme n'avait pas la force de se mettre debout, il se hissa sur les genoux et se dirigea vers la grille dans un cliquetis de chaînes. L'inconnu au parfum de bouleau y parvint en même temps que lui ; il marchait beaucoup moins lentement mais avait dû attendre qu'on lui ouvre la première grille.

Königs peinait à voir son visage. La silhouette interceptait suffisamment de lumière pour que le regarder ne soit pas inconfortable, mais le contraste rendait difficile l'identification. Il distinguait tout au plus une grosse et épaisse moustache brune, un visage dont la jeunesse était passée et un effluve de propreté émanant des vêtements.

L'inconnu tendit la main au travers des barreaux. Königs retroussa les babines et montra les crocs, grondant, jusqu'à ce que les doigts touchent ses cheveux. Il esquiva et entreprit de renifler plus avant la main ainsi présentée. Snif snif. Pas de réaction de l'autre ; il attrapa un doigt entre ses dents et sursauta lorsque des soldats qu'il ne voyait pas ajustèrent leurs armes. Ce désagréable "clic" avait le don de lui donner instantanément une chair de poule à lui dresser tous les poils des bras.
L'inconnu leur fit signe de les abaisser, récupéra sa main et la posa sur le crâne blond de Königs, qui ne broncha pas. Ils restèrent ainsi figés, regard vert luisant vers les yeux à peine visibles dans la pénombre. Puis les doigts glissèrent derrière l'oreille et un ronron digne d'une Mercedes salua leur visite.

Königs découvrit que cet inconnu lui était immensément sympathique. Son instinct chat lui souffla qu'il serait très bien d'aller se frotter contre sa jambe par affection (et pour dire que c'était son humain à lui), mais l'esprit humain du SS et le peu de fierté qui lui restait s'opposèrent farouchement à ce projet.

La main se retira et, alors que l'inconnu quittait la cage, Jürgen entendit très distinctement les mot : "Khorochaïa Kochka".


***
Khorochaïa Kochka : "Bon chat" en russe.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyMar 1 Juil - 9:54

17 Mars 1944, 21h14 - Alexeï Pavlovitch Milovsky

Milovsky avait reçu la convocation moins d'une après midi avant l'heure dite. Le message fut vague et sans prétentions : Amener prisonnier Kremlin 21h30 stop présence Neumann non souhaitée, stop. La précision avait profondément agacé Milovsky, pour qui le tireur était un authentique fidèle soviétique. Avis évidemment peu partagé par le Camarade Staline, et encore moins par Beria, le dirigeant du NKVD. Ce qu'en pensait Alexeï ne comptait certainement pas et ses échecs récents l'amenaient à s'inquiéter pour l'avenir de ses hommes d'avantage que pour son prisonnier.

Le SS avait passé les six jours précédents dans une cellule confortable, remarquablement bien nourri et traité avec égards. Alexeï, d'après les quelques conversations qu'il avait eu avec lui durant ce lapse de temps, avait découvert que Königs, que sa jeunesse mettait déjà dans l'embarras, alliait une personnalité crédule à une vision totalement faussée de son petit monde. Il y avait fort à parier que le pauvre garçon allait encore s'en prendre plein la figure avant la fin de cette guerre.

Milovsky avait rapporté tout cela au Camarade Staline. Aucune réponse immédiate n'était venue, mais le Colonel savait que rien, depuis l'immaturité flagrante du prisonnier jusqu'à son étrange phobie de la lumière, ne resterait ignoré.

Ils furent admis dans un bureau d'une annexe du Kremlin à l'heure dite. Königs fut installé sur une chaise de fer et attaché aux chevilles et aux poignets. Un autre sangle passait par-dessus ses cuisses et une dernière contre la poitrine, de sorte qu' il aurait eu le plus grand mal à attaquer qui que ce fut.
La nervosité de Königs face à ce traitement alla grandissante et, lorsqu'Azanov fut prié de quitter la pièce, le jeune allemand émit un gémissement de bête blessée ; une courte gifle à l'arrière du crâne ramena Königs à des dispositions plus dignes.

Ils attendirent pendant cinq minutes avec pour seule compagnie deux énormes gardes qui ne pipèrent mot, puis un petit homme brun entra par une seconde porte. Milovsky ne se souvenait pas l'avoir déjà rencontré ; la peau bronzée, le regard noir et les cheveux coupés au bas de la nuque étaient des signes assez distinctifs pour qu'il s'en soit rappelé le cas échéant. Mais il ressemblait tant à Nicholaï "Tatcho" Talatchevsky, un superbe merdeux insolent et menteur que Milovsky avait été heureux de laisser à Erdvaw, qu'il était impossible d'ignorer un probable lien de parenté.

L'homme se présenta en temps que Vassili Talatchevsky, assistant occulte auprès du Secrétaire Général Joseph Staline. Milovsky se garda bien de froncer les sourcils, mais l'individu ne lui plut pas : étrangement habillé et attifé d'un titre pour le moins original, il avait tout pour attirer l'œil et semblait s'en flatter avec insolence.
Milovsky le détesta instantanément mais se garda bien de le lui dire ; il n'avait guère la faveur de Staline depuis le fiasco de sa précédente mission.

"Le Camarade Staline m'a chargé d'interroger le prototype," expliqua Talatchevsky avec un dédain appuyé sur le dernier mot. Il n'attendit pas le feu vert de Milovsky, pourtant en charge du prisonnier (à moins que cela n'ai changé depuis qu'il s'était renseigné ?) et continua en allemand.

"Vous confirmez être Königs, Jürgen, et vous être trouvé à la base SS du château d'Erdvaw, d'Octobre 1943 à Février 1944 ?"
Hochement de tête affirmatif.
"Êtes vous juif ?"
Non de la tête
"Prisonnier de droit commun ?"
De nouveau non.
"Etiez vous soldat pour la Waffen-SS avant d'arriver à Erdvaw ?"
Oui.
"Développez."
Tous les dossiers des prototypes d'Erdvaw avaient été brûlé par les SS avant la prise du château par l'Armée Rouge.
"-J'ai été intégré à la SS en quarante et un. Je suis resté en Autriche jusqu'en Octobre quarante trois. Ensuite j'ai été envoyé à Erdvaw.
-Pourquoi faire ?"
Pas de réponse.
"Vous n'avez pas compris la question ?
-Si.
-Alors répondez.
-Je devais suivre un entraînement.
-Pour quoi faire ?
-Pour devenir garde du corps du Führer," répondit Königs, la tête à présent si basse que son menton touchait son cou. Milovsky toussa pour dissimuler un éclat de rire ; Talatchevsky gloussa sans se retenir. Tout le monde savait que seul des hommes de très grande taille ou d'une intelligence rare avaient leurs chances ; avec son petit mètre soixante douze et sa niaiserie, Königs n'aurait jamais pu être intégré dans le bataillon de protection.

"Une fois à Erdvaw, que vous est-il arrivé ?
-On m'a attaché sur une table et on m'a injecté du sang.
-C'est tout ?
-Je ne sais pas. Je n'étais pas toujours conscient.
-Pouvez vous décrire les changements qui ont suivit ces opérations ?"

Non de la tête. Talatchevsky insista, mais le SS se contenta de serrer les dents et de regarder ses pieds. Son interlocuteur dû renoncer à obtenir une réponse et passa à la suite.
Elle fut à peine plus agréable.

On demanda à Milovsky de lui libérer un bras. Le poignet alors délié fut plaqué sur le bureau pendant que Talatchevsky, malgré de bruyantes protestations, appliquait une lame de rasoir contre la peau de l'allemand. Il laissa couler le sang dans un encrier vide jusqu'à ce que la quantité le satisfasse. Milovsky pu alors panser la plaie.
Talatchevsky ne s'intéressa aucunement au bien être de Königs, dont les gémissements avaient repris, bas et plaintifs : la vue de son propre sang, Milovsky le savait, ramenait en surface ses instinct artificiels. La lancinante (et fort agaçante) litanie ne s'arrêtait que lorsque Königs reprenait son souffle, tel un superbe gramophone cassé bloqué sur une note unique, aigue et particulièrement désagréable. A ceci près qu'il était impossible de le débrancher d'un coup à la nuque ; cela n'aurait pas été du goût de Talatchevsky.

L'entrevue prenait une tournure pour le moins désagréable et, avec l'instinct des hommes que les balles tentent trop souvent de séduire dans la mort, Milovsky sentait que cela n'irait pas en s'améliorant. Il détestait être impuissant, et plus encore lorsqu'il s'agissait des affaires de l'URSS. A quoi cela servait-il d'être dévoué s'il n'avait même plus les moyens de l'être ? D'avoir la responsabilité de Königs, si c'était pour rester planté derrière lui à le regarder gémir ?

Talatchevsky en avait finit avec le sang. Sur son ordre, les deux colosses aphasiques traînèrent par la porte du font un troisième homme. Celui-ci avait l'air lavé à la va vite, dans le sens où une odeur répugnante émanait de ses cheveux alors que sa peau était relativement propre. Il avait été amputé d'une jambe, il manquait un doigt à l'une de ses mains. Il portait un pantalon d'uniforme de prisonnier et était torse nu.

"La pilule miracle de votre chaton," plaisanta Talatchevsky, le regard dirigé vers Milovsky. Le Colonel compris alors qu'il n'avait pas été suffisamment hermétique ; quelques émotions, ici la surprise, avaient dû transparaître. Depuis quand ? Alexeï n'ignorait pas que son mécontentement pourrait amuser son adversaire ou lui donner une raison de se plaindre.

"Éloignez donc sa chaise de la table, qu'elle ne nous gêne pas."

Milovsky se tut, se détourna mais obtempéra. Les murs de béton nu prenaient soudain un grand intérêt à ses yeux.

"Colonel, tenez lui la tête, je vous prie ? Il ne sert à rien que nous saignions ce cochon de bulgare s'il en laisse échapper tout le sang."

Quel glorieux esprit pratique. Un peu du style de Milovsky lorsqu'il avait été chargé de tirer sur les pauvres ères, haillons des bataillons de Stalingrad qui cherchaient dans la fuite un reste de vie.
Il s'exécuta et releva la tête de l'allemand. Une main agrippée aux cheveux, l'autre sous le menton. Alexeï pouvait tuer ses compatriotes sans pitié ; il était juste qu'il applique le même traitement à Königs.

Le jeune homme se débattit et se figea soudain : de la pointe du même rasoir qui avait écorché le poignet, Talatchevsky perçait la jugulaire palpitante d'un bulgare à peine conscient. Un épais point d'un carmin profond fleurit d'abord, rond puis ovale, avant de s'élargir et enfin de glisser contre la peau du cou.
Königs ne bougeait plus. Pas un geste, ni vers le sacrifié, ni vers la fuite. Milovsky lâcha son menton, déplaça un pied de sorte à voir, d'en dessus, le visage du prisonnier.

Les pupilles dilatées à en transformer l'iris en simple pourtour d'émeraude vive, Jürgen Königs, prototype du vampyre nazi, dévorait la vision de cette perle écarlate comme le prophète l'aurait fait d'une révélation divine.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyLun 7 Juil - 15:47

L'instant de grâce les vit figés, quatre corps immobilisés dans l'acte pour une seconde d'éternité et, enfin, de mort. L'attaque fut brutale ; le flou du cobra qui détend subitement son cou pour frapper. Le bras valide du vampyre s'enroula autours de la taille du bulgare et l'arracha à l'étreinte de Talatchvesky. Les doigts d'Alexeï enserraient encore les mèches blondes et, bien que Jürgen n'ai plus besoin d'encouragements, Milovsky ne ressentait ni l'envie ni le besoin de le lâcher. La proie, maladroitement maintenue, menaçait de chuter et d'échapper aux canines acérées de son prédateur. Milovsky ploya le genou et le saisit au pantalon. Le buste ainsi incliné, le moscovite sentait contre sa joue l'oreille de Jürgen, le duvet d'adolescent des bords de sa mâchoire ; contre son coude et son flanc droit, sa chaleur à travers le vêtement.
Et pour le bras gauche, le troisième amant mourrant entre les mâchoires de l'esclave. Plus de convulsions, plus de gémissements, ne restaient que son odeur rance et la sensation de puissance.

Alexeï, confusément, pensa que tout cela avait quelque chose d'indécent. Jürgen n'avait besoin ni de motivation, ni de son aide pour se nourrir ; impossible pourtant d'abandonner l'embrassade. Il était juste si impliqué, si soudé au cœur de cet étrange trio, que même l'inconfort de sa position ne l'aurait poussé à renoncer à ce fort sentiment d'appartenance. Il était confus, affamé, séduit.
Le bulgare était déjà mort depuis plus d'une minute lorsque Jürgen renversa la tête, puis le buste en arrière, le dos reposant contre le dossier de la chaise. Les yeux fermés. Les lèvres entrouvertes. Les lèvres rougies par un reste de sang… un souffle contre son oreille frappa Milovsky comme une giclée d'eau glacée.
"Débutant," murmura Talatchevsky. Il posa une main sur l'épaule d'Alexeï et sa force parut phénoménale, tant Milovsky se sentait vidé. L'occultiste était pourtant mince et peu musclé. Son intervention avait tout d'un clou enfoncé entre deux planches amies. Un intrusion tout à fait malvenue, un coin qui brisait l'intimité si confortable et remplaçait l'agréable torpeur par un réveil pour le moins gênant.

"Les vampyres ont du charme, Colonel. S'il vous fait tant d'effet, ne le regardez pas dans les yeux." Il parlait en allemand, sans doute pour l'humilier d'avantage. "Dites moi, comment le voyez vous quand vous croisez son regard ? Fait-il une femme sensuelle ?"
Alexeï serra les dents à en fissurer leur émail. Une brusque colère l'avait envahi sous l'insulte, sans qu'il puisse répliquer. Sa carrière était en berne et Vassili se pavanait comme celui qui a toutes les faveurs de Staline. Impuissant et en rage, jaloux sans vouloir l'avouer et humilié, Alexeï se releva en silence. Il posa machinalement une main sur l'épaule de Königs, encore troublé à l'idée de s'en éloigner. Son regard restait fixé sur le cadavre pâle du bulgare.

"Cela," répondit-il enfin, "nous vous concerne en rien."

Vassili se contenta de sourire avec une froide arrogance. Il n'en avait pas fini avec Jürgen.

"Vous allez écrire ce que je vais vous dicter," dit-il au vampyre. Il fit signe à l'un des gardes de ramener la chaise vers la table, mais Milovsky s'en chargea lui-même. Se montrer protecteur envers le prisonnier était le seul moyen apparent de s'opposer un peu au pouvoir de l'occultiste. Celui-ci tendit un feuillet à Königs, une vieille plume dont Milovsky ne pouvait deviner la provenance, et l'encrier emplit de sang. "Écrivez distinctement. Prenez toute la place que vous voulez, mais il faut que ce soit lisible et sans trop de fautes. Si vous me rendez une copie dégueulasse, vous n'aurez plus qu'à saigner de nouveau et recommencer."

Lorsque Jürgen prit la plume, sa main tremblait horriblement. Il appuya trop fort et la pointe éclata, marquant la page d'une criante tâche rougeâtre. Talatchevsky, imperturbable à présent qu'il en avait fini avec les moqueries, lui en tendit une autre et une nouvelle feuille. Il s'agissait d'un contrat, décrivant avec une précision ridicule tout ce que Königs, Jürgen, né à Hamburg le 14 Février 1923, devait faire au service de l'URSS et de Djougachvili, Iossif Vissarionovitch dit Staline, né à Gori le 18 Décembre 1878 (le nom complet ainsi que la date et le lieu de naissance étant annoncé à chaque clause).

Jürgen écrivit six pages d'une main tremblante, bien loin du poncif de l'allemand méthodique et propre dans son travail. Milovsky, qui n'avait jamais assisté à une telle scène, compris vite que c'était aussi le cas de Talatchevsky : il dégustait l'opération comme une vin d'apparat. Lorsque le contrat fut dûment écrit et signé, l'occultiste rangea le tout dans une pochette de cuir.

"Vous n'avez même pas idée de la valeur de ces documents," dit-il en regardant Milovsky comme il l'aurait fait d'un paysan ukrainien. "Le Camarade Staline m'ordonne de vous le dire. Ce vampyre est désormais la propriété de l'URSS. C'est très bien -excellent, même. Vous ne savez sans doute pas ce que cela veut dire, n'est-ce ?" La question de demandait pas de réponse. "Les vampyres sont des hommes liges, maintenus par contrat sanguin au service d'un seigneur. Le premier a été créé par un alchimiste français au seizième siècle, pour protéger le roi des occultistes et des esprits. Le secret est aujourd'hui perdu, mais certains pays possèdent encore un ou deux vampyres à partir desquels on peut en produire de nouveaux."

Le regard de Vassili se perdit sur la tête blonde de Jürgen. Il avait l'air d'un boucher devant une vache bien grasse.

"Les nazis ont sûrement dû mettre la main sur un français. Mais les vampyres ne font pas de bons soldats. Ils craignent le soleil et son affublés d'instincts félins très dérangeants. Ils doivent les avoir modifiés. Übersoldaten. Des semi-vampyres. Mais maintenant il est à nous," murmura-t-il à la fin, les doigts tout près du visage de Jürgen. Il est les ramena vers lui lorsque le vampyre tenta de le mordre.

"Veuillez en prendre soin," prévint Talachevsky en russe. "Le Camarade Staline tient à ce que vous le sachiez. Égarez son chaton et vous êtes bon pour le goulag. Vous et votre équipe et votre famille et celle de votre équipe."
Ce fut son adieu. La précieuse pochette de cuir serrée contre sa poitrine, il tourna les talons et quitta la pièce sans saluer. Les deux gardes le suivirent ; ils n'avaient pas prononcé un seul mot depuis le début.

Milovsky entreprit de détacher les sangles, les gestes toujours circonspects. Talatchevsky l'avait assuré qu'on ne trouverait désormais pas de russe qui soit plus docile entre ses mains que Königs. Inutile de l'attacher, il lui était physiquement impossible de se débattre. En avait-il conscience ? Le ressentait-il comme des chaînes, plus lourdes que celles du train ?
Alexeï s'accroupit près de lui ; il lui semblait avoir entendu un sanglot. La tête basse pour échapper à son regard, Jürgen pleurait, son poignet blessé pressé contre son cœur.

"Vous êtes un salaud," pleurnicha le jeune SS en le repoussant. "Je vous déteste. Vous auriez pu l'empêcher. Vous n'avez rien fait. Je vous déteste."

Alexeï retint un soupire de frustration et une gifle que l'autre aurait bien mérité. Autre manifestation de l'infantilisme exacerbé du garçon. Pas étonnant que les allemands perdent la guerre si leurs nouvelles recrues ressemblaient toutes à Königs. Mais Alexeï ne chercha pas à protester et rappela Azanov.

Jürgen fut beaucoup plus docile avec Dimitri. Comme le mécanicien ne parlait pas un mot d'allemand, il se contenta de le prendre par les épaules pour le forcer à se lever. Pas de résistance ; Jürgen sécha ses larmes du revers de la main et laissa Azanov le ramener vers la sortie.
Milovsky serra les dents et les suivit. Cette affaire l'agaçait et il regrettait que Königs ne soit pas un vrai SS chevronné. Au moins n'aurait-il pas à supporter un gamin en larmes à chaque fois qu'il faisait son travail de militaire.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyJeu 17 Juil - 1:34

28 Mars 1944, 20h48 - Dimitri Fiodorovitch Azanov

Azanov n'aurait jamais imaginé qu'organiser une fête puisse être compliqué. Non que le dîner de re-bienvenue de Tatcho dans l'équipe soit le bal du siècle. Avec les restrictions, l'état d'épuisement et de migraine constante de Königs depuis qu'il avait commencé ses cours accélérés de russe sous hypnose et la nervosité croissante de Milovsky, les festivités ne s'étaient pas annoncées avec confettis et fanfare.
La préparation avait pourtant été plus chaotique que prévu. Moins d'une heure avant l'arrivée de Tatcho, personne n'avait pu dégotter plus de trois couteaux et deux fourchettes propres, les serviettes étaient dépareillées et il n'y avait pas de nappe. Si Azanov n'exigeait que des couverts nettoyés, Königs (alors surnommé Maman Gertrude par Neumann) avait harcelé tout le monde jusqu'à ce que Milovsky aille demander du linge à la concierge. L'allemand s'était ensuite attelé à la vaisselle, mais il était hors de question de lui parler car "je a trop migraine alors tais toi merci bien."
Le chaton était d'humeur massacrante. Il le resta suffisamment pour gronder sourdement à l'encontre de Neumann, chose qu'il ne faisait que lorsqu'il était à la fois épuisé et agressé.
Tatcho eu au moins le bon goût d'entrer de bonne humeur, quoique la bouche pleine de quelques ignominies à l'encontre de son frère, l'infâme Vassili "Limace baveuse" (et ce n'était là que le plus fréquentable des gros mots employés). Après s'être allègrement plaint de l'occultiste de Staline et en particulier de son comportement de mère poule, ce qui arracha un début de sourire à Milovsky, il s'attaqua à Königs avec l'enthousiasme d'un entomologiste face à une reine termite bien boursouflée.
Dès la découverte du vampyre dans le château d'Erdvaw, Tatcho avait trouvé en lui le chiot qu'il n'avait jamais eu et auquel il aurait apparemment aimé tripoter les canines. L'attention ne plut pas tant à Königs et le SS, pour échapper à son agaçant admirateur, termina la partie de chasse derrière la haute silhouette d'Azanov, devenu bouclier humain pour l'occasion.
"Allez, c'est pour aujourd'hui la bouffe ?"
Neumann, déjà assit, attendait sa pitance avec impatience. Le petit et brun moscovite, avec ses yeux gris verts style uniforme de la Wehrmacht, n'était pas connu pour être dans les faveurs du sniper. Milovsky fit asseoir Tatcho près de lui alors qu'Azanov, soudain persuadé qu'il faisait trop chaud dans l'appartement, demandait à Königs un peu d'aide pour amener les plats. Il le suivit sans discuter et se laissa tomber sur une chaise bancale. L'image de cet allemand soigné, parfaitement rasé et au visage délicat au milieu de la cuisine sombre et étroite avait quelque chose d'étrange, de décalé. Mais Königs n'était à sa place nulle part en URSS, sans que la liberté de retourner à son confortable moule germanique ne lui soit offerte. Alors qu'il remplissait les assiettes d'omelette, Dimitri en vint à se demander ce qu'ils auraient eu au dîner s'ils avaient été les amis de Königs, en Allemagne et dans une maison allemande.
"Ça ne va pas ?" s'enquit Azanov lorsque le prisonnier soupira et se massa le front. La douceur de sa propre voix le surprit, comme elle surprenait les autres lorsqu'ils l'entendaient parler pour la première fois : avec son mètre quatre vingt dix et ses larges épaules, il avait plutôt la carrure d'une brute.
Königs inclina la tête vers la droite, puis la ramena vers la gauche en signe de dénégation.
"Je déteste les occultistes. Quand je avec eux suis , j'ai la impression de n'être qu'une expérience et rien d'autre. Les médecins SS me traitaient déjà comme cela. Maintenant même vous, vous ne moi regardez pas en face."
Faux. Il regardait juste quand Königs -dans ces moments là, il pensait presque Jürgen- était occupé ailleurs, mais Azanov ne pouvait décemment lui dire qu'il passait son temps à l'épier.
"Et si vous me regardiez, vous me verriez même pas. Milovsky voit une femme dans mes yeux. Est-ce que j'ai l'air d'une femme ?"
La voix du garçon s'étrangla et, accroupit auprès du vampyre, Dimitri se surpris à jalouser son supérieur. Milovsky n'avait pourtant rien montré de ses plus grandes qualités lors de ce voyage ; rien qui puisse mériter l'attention que lui portait Jürgen -Königs, il fallait penser Königs-.
"Voulez vous que je vous regarde ?" proposa Azanov, honteux de l'espoir qui perçait et de sa faiblesse. A être trop gentil, il risquait à présent de succomber aux orbes de jade vivante. "Dans les yeux ?
-Dites moi ce que vous voyez. Je veux savoir ce que vous voulez que je sois."
Ils se rencontrèrent.
Et Jürgen resta Jürgen. Les cheveux un peu plus châtains, la mâchoire légèrement plus anguleuse. Mais toujours Königs -Jürgen-, mâle, parfaitement reconnaissable et toujours attirant. Curieusement sobre, Dimitri se surprit : le regard de l'autre ne changeait pas tant la donne. Jürgen était toujours Jürgen et Dimitri se sentait l'envie de l'embrasser, de n'offrir aucune résistance à ses répugnantes passions.

"Je vous vois comme je vous ai toujours vu," souffla le russe contre la bouche de l'allemand, soudain si proche qu'il eût pu la toucher d'un seul et minuscule geste. Un soupire comme un miaulement étouffé échappa de la gorge du garçon et il posa ses lèvres pâles sur celles d'Azanov. Caresse fugitive, cadeau d'un prisonnier aux paupières closes à son geôlier trop aimant. Elle les trouva paralysés, esclave d'une œillade coupable jusqu'à ce qu'ils s'en détournent. Jürgen rougit par sa propre audace, Dimitri aux genoux tremblants sous les assauts de la honte.
Ils se croisèrent en se levant et Dimitri referma des mains moites sur la céramique des plats. Il déglutit pour chasser le soucis de son esprit, redressa la nuque et laissa glisser sur sa face le froid masque des commissaires soviétiques. De ceux qui, à Stalingrad, abattaient sans merci leurs compatriotes devenus pantins anonymes. A Milovsky, Azanov ne pourrait rien cacher, mais cela ne l'empêchait pas d'essayer.
Il ouvrit la porte d'une poussée de l'épaule et déposa son chargement. Une première assiette pour le plus haut gradé -Milovsky-, la seconde pour l'invité -Tatcho-. Jürgen s'était débrouillé pour entasser les trois assiettes restantes sur une planche à pain. Une fois sa propre distribution effectuée, il s'assit près d'Azanov et entama son repas, silencieux mais détendu.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyMar 5 Aoû - 12:03

29 Mars 1944, 01h51 - Jürgen Königs

La porte grinça légèrement sous les doigts de Jürgen. Un frisson nerveux naquit de son échine et envahit son dos, tant le plaintif miaulement des gonds ramenait à sa mémoire les mille sifflements du train. L'ouverture ainsi ménagée donnait sur une chambre minuscule. Il faisait sombre, même depuis les yeux nyctalopes du SS.
Jürgen se glissa dans la pièce et referma la porte derrière lui. Le léger "clac" du battant contre le cadre de bois fut suivit de mouvements ; dans le lit, un une place tout juste suffisant pour la grande silhouette qui l'habitait, le dormeur s'agita. Un soupire ensommeillé suivit.
"Neumann, si c'est encore pour aller voir les femmes de chambre…
-C'est Jürgen."
Silence.
"Ah."
Silence.
"Il y a un problème ?
-Non."
Un mince raie d'ombre moins dense filtrait des rideaux, devant un petit soupirail rond. Dans la semi pénombre, Jürgen ne vit d'Azanov qu'un reflet fantomatique, ligne grise du bord du visage, arrondie sur l'épaule et descendant en courbes sur le biceps.
"Tu devrai aller te coucher. Tu as encore du travail demain.
-Je arrive pas dormir."
Son russe approximatif et le tutoiement impromptu lui firent monter le rouge aux joues, alors même que ses jambes, laissés nues jusqu'aux genoux par la chemise de nuit, se hérissaient déjà. Il ne faisait guère chaud.
"Parler ? Un peu ?"
Soupir.
"Viens là."

Azanov se releva et s'assit contre l'oreiller. Jürgen vint s'installer près de lui, le dos contre la tête du lit, l'épaule contre celle du russe et les pieds ramenés contre le haut de ses cuisses. Son instinct chat était ravi de la proximité : Azanov était chaud et exhalait un parfum doux et agréable. Son instinct d'allemand respectable, même mis à mal ces derniers temps, criait à la trahison. Non que Jürgen n'y soit pas habitué. Depuis sa capture, il se voyait bien forcé de faire sans les bons sentiments patriotiques.
"Vous êtes gentil."
Azanov sentait la vodka.
"Je sais. Je crois pas que ce soit une bonne chose.
-Pourquoi ?
-Ça ne va pas avec mon travail. Ni avec le tien. Je me demande encore ce que tu faisais dans la SS."
Jürgen ne répondit pas et céda au chat. L'épaule musculeuse d'Azanov, contre sa joue, dégageait une chaleur rassurante. Jaune orange, comme les flammes d'un foyer ; contenue dans le corps si masculin du russe. L'allemand glissa ses jambes sous la couverture, contre celles d'Azanov qui frissonna : Jürgen avait les pieds glacés. Sans l'instinct du chat, il aurait été positivement dégoûté de se trouver dans cette position.
"Je ne sais plus. Je leur ai juré fidélité et pour la peine…" Il frissonna longuement et sentit Azanov -Dimitri ?- l'entourer d'un bras. L'autre devait vraiment être saoul pour en arriver là, car il n'avait jamais été démonstratif.
"Je sais. C'est moi qui t'ai tiré du passage où tu t'étais caché."
Il s'interrompit. Jürgen chercha à discerner ses traits mais dû se résoudre à les imaginer. La large mâchoire, le front haut et les yeux bleus qui encerclaient un nez droit se faisaient l'avatar d'une expression pensive. Les souvenirs d'Azanov était moins fragmentaires que les siens.

Erdvaw était un vieux château, quelque part en Pologne. Jürgen y était entré en Octobre 1943, la tête pleine d'illusions qui n'avaient durées que le temps qu'on échange son uniforme de SS avec un pyjama blanc et anonyme. On lui avait expliqué qu'il avait l'honneur de servir le Reich d'une manière bien particulière. Que les responsables de l'orphelinat où il avait passé toute son enfance recevraient du Führer une digne rétribution pour l'éducation exemplaire qu'il avait reçue. Que le Führer était fier de lui. On lui avait attaché les membres sur une table d'opération. Injecté des substances. D'horribles douleurs à la mâchoire et aux yeux suivirent les piqûres. Sa gorge lui fit atrocement mal.
Il avait craché comme un chat, tenté de mordre. Dès lors, plus personne ne lui avait parlé du Führer ou du Reich. La main d'Azanov toucha sa joue et, honteux, Jürgen découvrit qu'un gémissement plaintif et bas sortait de sa gorge.
Il se lova contre le russe et sa chaleur couleur chair de pèche. Le nez dans son cou, il but à la coupe la fragrance et l'histoire de l'homme. La touche d'huile de moteur -Azanov était mécanicien-, le sapin qui caractérisait aussi Milovsky. L'odeur des russes de cette région. Le relent de vodka, suintant d'entre ses lèvres lorsqu'il parlait ou soufflait. Le musc ; l'odeur mâle de sa transpiration. Les doigts d'Azanov s'endormaient au creux de son cou, déposés là comme un vêtement oublié. Sa respiration, sous l'oreille de Jürgen, s'était assagie et ralentissait.
Jürgen exhala un long souffle sonore, mélange de ronron satisfait et de gémissement amoureux. Son esprit humain lui suggéra de retourner dans son propre lit ; son âme de chat le convainquit que la poitrine nue de Dimitri était autrement plus confortable que les froides fibres de ses draps gris. Le chat aimait la compagnie et les caresses. Deux choses qu'il n'avait reçu, à Erdvaw, qu'en guise de cadeaux empoisonnés. Piqûres, ses poignets maintenus par de cruelles lanières de cuir, piqûres encore, montre les dents, petit chaton, c'est un bon chat, ça, vraiment un bon petit vampyre pour le Reich…
Azanov s'enfonça d'instinct dans la mollesse du matelas. Le sommeil et la vodka rendaient ses paroles inintelligibles, mais il ne repoussa pas Jürgen et se coucha sur le flanc, de sorte qu'il restait assez de place dans le lit. L'allemand suivit le mouvement, se coula contre lui, ses jambes nues en quête de chaleur autour de celles de Dimitri, sa poitrine contre la sienne et le visage contre une clavicule. Le poids rassurant d'un bras sur son corps acheva de le plonger dans un bienheureux oublie ; disparurent alors Erdvaw, ses médecins et la liquidation des prototypes qui avait suivit sa chute ; ne restait que l'odeur entêtante du russe, les battements de son cœur contre la joue de Jürgen et leurs jambes entremêlées.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyJeu 14 Aoû - 3:32

L'Orchestre Rouge : Un réseau d'informateurs en territoires occupés par les nazis, au service de l'URSS et géré par l'URSS.
Dachau : Le premier camp de concentration allemand, utilisé à l'origine pour les opposants.


23 Mars 1944, 16h13 - Georg Neumann

Au creux de sa main, la tasse était chaude. Presque brûlante, même. Le contact provoquait comme une agréable douleur sur la surface cutanée, mi agression, mi caresse face au froid de Moscou dans l'hiver. Un Moscou blessé, éventrée par l'agitation des officiers et des soldats en transit, salit par l'enthousiasme parce qu'on gagnait. L'année précédente, à la même date, l'ambiance était si morose en ces lieux que Neumann trouvait ce revirement de l'âme moscovite presque insultant.

La tasse, entre les doigts de Neumann, avait pour seul mérite d'être chaude. Elle contenait ce que le serveur du mess avait appelé du "café", c'est-à-dire de l'eau sur laquelle on avait saupoudré quelque chose de brun. Cela tapait sur les nerfs du germano-polonais ; il n'était certes pas devenu communiste pour se prélasser dans le luxe, mais il attendait de la vie un minimum confortable : du tabac en quantité, du café quand il en voulait et un cul rebondit quand son entrejambe lui en faisait la demande. Ces derniers temps, il n'y avait bien que le dernier point que Moscou puisse satisfaire en plein.

"Sans vouloir vous offenser, colonel -et je sais que je ne vous offense pas en vous disant ça-, ça m'emmerde royalement."
Milovsky ne cilla pas. Avec son détachement habituel, dans le pur style de l'officier professionnel que quelques jurons n'effraient pas. Neumann l'avait habitué à un vocabulaire plus fleurit.
"Ce sont les ordres d'en haut. Je ne discuterai pas les ordres…
-Ouais, ouais. Mais je trouve quant même que ça pue. Toute cette histoire pue. Les ordures de la SS, on devrait les garder dans des caves bien profondes et les laisser là, mortes si possibles. On devrait pas leur donner…
-Ce sont les ordres d'en haut," répéta Milovsky, le ton appuyé sur les derniers mots. Il y avait en haut et en haut. Neumann recula dans sa chaise et sa bouche forma un "o", avala une gorgée de café qui laboura sa langue d'une insipide chaleur. Là, c'était clairement des ordres qui venaient de tellement haut qu'on ne pouvait pas monter plus.
C'était pas pour ça que ça puait moins ; il fallait juste s'abstenir de renifler quand on vous surveillait.

"Ya, ya, j'ai rien dit. Le grand patron doit savoir des choses qu'on sait pas. Mais j'ai déjà mal rien qu'à l'idée d'imaginer ce schleu puant dans notre uniforme, et avec un grade. Mais je dis rien sur la décision du patron," se défendit Neumann en présentant la paume des mains en simulacre de profession de foi. "Vous savez que je fais toujours ce qu'on me dit.
-Oui. C'est pour cela que je ne suis pas en train de passer un coup de téléphone pour t'envoyer en Sibérie… réfléchir à tout ça. Je n'ai pas confiance en Königs non plus et…" Milovsky vérifia du coin de l'œil que les tables autours d'eux étaient toujours vides. "… et en Vassili Talatchevsky.
-Ce type veut vous descendre." Regard interrogateur de la part du colonel. "Tatcho me l'a dit hier soir.
-Avant ou après avoir tenté de concurrencer Azanov à la descente de vodka ?
-Après.
-Ça ne me surprend pas.
-Qu'Azanov ai gagné ?
-Que Talatchevsky en ai après moi." Ajout tacite : l'occultiste lui en voulait d'avoir la charge de l'unique vampyre soviétique. Le frère cadet de la vipère, elle-même couleuvre de son état, n'en avait fait aucun secret. Le problème étant le sacré dossier de perdant qui pesait sur le dos de Milovsky : ses deux dernières missions avaient été des fiasco accompagnés de pertes d'hommes jugées injustifiées par ses supérieurs. L'affaire Übersoldaten apparaissait clairement comme sa dernière chance avant une fin de carrière violemment amenée.
Dans ces conditions, le colonel avait de quoi être nerveux. Il l'était. Neumann se pensait assez proche de Milovsky pour n'en pas douter. Ses doigts se contractèrent presque douloureusement sur sa tasse lorsqu'il songea qu'Azanov, dernier survivant de l'équipe de Milovsky formée en 1938, aurait été mieux placé qu'un cynique pathologique. Si et seulement si il n'avait pas déjà été occupé à chouchouter une certain blond famélique.

"Vous devrez être prudent. Moi partit, vous serrez le plus gradé du groupe. Ce sera à vous de prendre soin des autres.
-Ouais, je vois, je devrais dire à quel point vous étiez un affreux bonhomme, donner sa pâtée au chat et changer les couches de Tatcho. Je connais la chanson." Le faux rictus goguenard que Neumann avait plaqué sur sa bouche fondit alors que ses sourcils, attirés l'un vers l'autre par des muscles souterrain, venaient presque former une ligne entre le front et des yeux que les sourires n'avait pas atteint depuis le début de la conversation. "Mais y'a pas de raisons pour que je doive vous remplacer. De toute façon on s'ra tous morts avant que je puisse prendre le commandement."
Léger sourire de Milovsky.
"Toujours optimiste…"

Ils quittèrent le complexe militaire à dix sept heure. Neumann au volant, une cigarette sans goût éteinte entre les dents ; Milovsky dans son rétroviseur, le visage derrière un dossier de carton.
Le dossier d'un certain Yury Dyatchin, ancien lieutenant dans la glorieuse armée rouge, à présent reversé dans une unité motorisée du NKVD, sous les ordres du colonel Milovsky. Blond. Yeux verts. Parle couramment l'allemand. Anglais basique. Originaire de Mourmansk mais, Neumann le savait, n'y avait jamais mis les pieds de sa vie. Ne savait peut être même pas que Mourmansk existait, d'ailleurs. Un mètre soixante treize. Deux canines avec plusieurs millimètres en trop pour faire joli dans la bouche du petit Dyatchin et, tant qu'à faire, un A+ tatoué à l'encre bleue sous l'une des aisselle.
Les mains de Neumann se crispèrent sur le volant.

La bulle explosa a vingt et une heure passée. Königs n'avait jamais paru plus mal à l'aise que déguisé en Yury Dyatchin. Engoncé dans un uniforme au pantalon bleu et à la veste brune, il portait sur la joue gauche une marque rouge. Milovsky avait été forcé de le gifler pour que son cadet accepte d'abandonner son uniforme gris. Déprimé, l'ex-allemand devenu russe par un coup de baguette magique ne regardait personne, ne pipait mot et ne mangeait que du bout de la fourchette. Neumann devait avouer que, s'il détestait Jürgen Königs, Yury Dyatchin était fatalement ennuyeux. Le premier avait au moins l'intérêt de faire un bon souffre douleur, le second ne répondait même pas aux pitoyables efforts de Tatcho pour mettre un peu d'ambiance.

Sur ce point, les deux hommes étaient radicalement différents. Tatcho affichait une mine de jeune étudiant cultivé, mais on ne peut plus éloigné des réalités de son temps. Les liens d'amitié qu'il tentait de nouer avec Königs n'en étaient, pour Neumann, que plus dégoûtants : quitte à serrer la main d'un SS, autant savoir qu'elle ne pouvait que suinter de sang innocent.

Il commença par quelques sous entendus, blagues de mauvais goûts ou fausses questions tout aussi peu anodines. Azanov ramenait le dessert (quelque chose qui ressemblait à une compote, mais sans pommes et sans sucre) lorsqu'un innocent "Mais les bains de sang, ça doit le connaître, notre chaton !" souffla toute conversation comme une bougie dans le noir. L'exclamation de Neumann était moins inoffensive que les histoires de vampires de Tatcho.
Königs/Dyatchin pâlit, puis rougit et laissa tomber la fourchette sur laquelle ses doigts étaient restés figés. Son visage, lorsqu'il redressa le menton pour darder son regard vers Neumann, avait pris la laideur d'un gestapiste sur lequel on viendrait de cracher. L'effet était gâché par sa mâchoire trop étroite pour rendre la crispation impressionnante ; ses yeux, écarquillés, partageaient son expression entre la surprise et une rage presque bestiale.

"Pas du tout," énonça Königs avec lenteur. Sa voix tremblait légèrement, comme agitée par un grognement. Plus un loup qu'un chat, nota un Neumann dont l'ennui refluait. "Nous sommes un peuple civilisé. Je n'ai jamais ce genre de choses fait. Vous êtes le assassin. Moi, non.
-Bien sûr. Après ça, tu vas me dire que tu n'as jamais tué de juifs ?"
Tatcho avança une main apaisante vers Königs, la bouche prête à déverser quelques unes de ses naïvetés de planqué.
"Ce n'est pas un meurtrier, de tuer des juifs. Ce n'est pas pareil," répondit Königs avant que l'occultiste n'ai pu dire quoi que ce soit. Tatcho interrompit son geste. "C'est comme tuer des rats. Et pareil pour les communistes. Il faut tuer les rats ennemis du Reich. Je suis un soldat et les soldats protègent le Reich en tuant les ennemis." Tatcho ferma la bouche, les joues drainées de toute couleur. Le front d'Azanov prenait peu à peu une teinte cendrée. Milovsky, peu ébranlé par ces déclarations, fixait deux yeux fermes sur l'orateur ; il ne cillait pas. "Vous auriez fait pareil, Neumann, si vous un bon allemand étiez.
-Quoi, buter des enfants et des civils innocents ?
-Je n'ai jamais…
-Jamais quoi, chassé du juif ou du prisonnier de guerre à la place du lapin ou du sanglier ?
-Neumann, ça suffit.
-Jamais, ce n'est pas vrai, je suis un bon allemand, moi !"
Königs s'était levé, les poings serrés et la voix tirant dans des aigus hystériques. Ses narines se dilataient à chaque souffle ; Neumann s'attendait à le voir taper du pied d'un instant à l'autre.
"Un bon allemand, mon cul ! Un bon salop de nazi !
-NEUMANN !"
Silence. Milovsky, debout à son tour, foudroyait le tireur depuis ses yeux sombres, sombres comme l'embouchure d'un canon. Neumann s'aperçut, face à ce regard, qu'il tremblait de colère et avait rejeté sa chaise en arrière. Seul Tatcho était encore assis ; Azanov restait figé à demi, prêt à s'interposer.
"Il n'y a qu'un seul allemand ici, Neumann, et c'est vous. Lieutenant Dyatchin, je ne veux pas jamais entendre ce genre de paroles dans votre bouche. Vous êtes russe, communiste, soviétique.
-C'est faux !"
Königs hurlait. Il répéta, des "C'est faux ! C'est faux !" stridents tout en arrachant les boutons de sa veste, empoignant le tissu de son uniforme pour le retirer. Azanov lui prit les mains, et comme le vampyre se débattait avec une force peu commune, l'autre dû l'entourer de ses bras. Les membres plaqués contre le buste, Königs crachait et continuait à crier qu'il était un bon allemand, un vrai allemand, et qu'ils n'étaient que des sous hommes dégueulasses, des sales soviétiques, avant de se mettre à sangloter. "Je m'appelle Jürgen Königs. Je m'appelle Jürgen Königs et je ne veux pas m'appeler Yury Dyatchin." Milovsky le gifla une fois. "Je m'appelle Jürgen K…" Milovsky le gifla une seconde fois.
Königs se tut.
Neumann entendait grésiller l'ampoule au dessus de sa tête et la respiration révoltée du garçon.
Milovsky marcha, d'un côté à l'autre de la pièce, pendant trois minutes complètes. Puis, il retourna à sa place, prit sa fourchette et recommença à manger. Neumann l'imita. Azanov reconduit Königs -Dyatchin- à sa place, l'aida à s'asseoir et s'installa à son tour.
Tatcho fixait Milovsky, le teint blême.
"Est-ce que c'est vrai ?
-Nous avons fait pire," répondit simplement le colonel. Neumann savait qu'il parlait de Stalingrad et des autres champs de bataille sur lesquels Milovsky avait œuvré. Il savait que le Colonel avait tué plus de russes que de nazis depuis le début de la guerre.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptySam 30 Aoû - 4:22

Le colonel mangea dans un silence que nul n'osa briser. C'est dans ces conditions que l'on s'apercevait que le silence était rarement une absence de bruit ; seulement l'addition de petites touches habituellement noyées par la cacophonie des voix. Une accalmie entre deux salves d'artillerie plutôt que la profondeur de la nuit.
De fait, le silence se composait du cliquetis des couverts (Königs tremblait encore et Tatcho les maniait sans la dextérité qui le caractérisai ), des respirations qui saccadées, qui profondes et appliquées, du vrombissement d'un avion au dessus de Moscou. Jusqu'à ce que Milovsky repose sa cuillère et repousse son bol sur la table. La gorge serrée, Neumann eu du mal à le regarder en face.
"Capitaine Neumann. Vous êtes dès à présent mis à pied et ce jusqu'à notre départ de Moscou. Deux semaines seront déduites de votre paie du mois et vous serez confiné dans cet appartement jusqu'à nouvel ordre. J'exige de votre part des excuses écrites à l'encontre du Lieutenant Dyatchin pour l'irrespect dont vous avez fait preuve." Silence. "Vous serez dégradé à un rang inférieur. Cela vous apprendra à surveiller votre langue."
Milovsky n'attendait pas de réponse et ne regardait déjà plus son camarade. Mortifié, Neumann exhala cependant un souffle soulagé : il savait que la punition ne visait pas seulement ses actes de la soirée et n'ignorait pas que son chef d'équipe avait été magnanime. Les accusations étaient suffisantes pour le faire fusiller sans procès. Et qui irait se demander où il était passé ?
"Lieutenant Dyatchin," Königs hoqueta à l'entente de son faux nom, mais Milovsky évitait soigneusement son regard. "Je vous défends de parler allemand à partir de ce moment, d'utiliser une autre identité que celle de Yury Dyatchin, de faire référence en quoi que ce soit à l'idéologie nazie. Vous êtes sommé d'étudier les textes de référence soviétiques et de travailler le background de votre identité ainsi que votre maîtrise du russe. Je vous interrogerai tous les soirs pour juger de vos progrès. Si votre conduite ne me satisfait pas, vous serrez puni. M'avez-vous bien compris ?"
Pas de réponse.
"M'avez-vous bien compris, Lieutenant Dyatchin ?"
Oui de la tête.
"Levez vous. Retirez votre veste et votre chemise et allez vous agenouiller devant le mur du fond, les mains sur le mur."
Regard interrogateur de Tatcho. Milovsky le fit taire d'un geste avant qu'il n'ai pu protester. Dyatchin/Königs exécuta les demandes sans rien dire, redevenu docile après la crise.
Milovsky retira sa ceinture, leva le bras et en abattit le plat sur le dos dénudé. Après un sursaut causé par la surprise d'avantage que par la douleur, Königs se retourna et montra les dents. De sa gorge s'échappaient les feulements d'un fauve agressé. Milovsky posa une main sur la crosse de son pistolet, mesure de rappel suffisante pour faire revenir le calme.
"S'il vous amuse de vous conduire comme un enfant, je vous traiterai comme un enfant," schlack, "s'il vous amuse de vanter les idées de l'ennemi au cœur de l'URSS, je vous traiterai comme un ennemi," schlack, "s'il vous amuse d'insulter vos camarades et vos supérieurs, je vous apprendrai bien vite à trouver d'autres distractions." Schlack. "M'avez-vous bien compris ?"
Pas de réponse.
Schlack.
"M'avez-vous bien compris ?
-Oui."
Schlack.
"Oui mon Colonel. Répétez."
Il répéta ; Milovsky remit sa ceinture.
"Azanov, enfermez le dans sa chambre. Les autres, rompez."

L'écho de leurs pas sur le sol fut la réponse attendue et acceptée. L'orchestre achevait la représentation dans la honte : un mélange de souffles saccadés et torturés, aux angles bientôt arrondis par le murmure profond d'Azanov, rassurant le prisonnier devenu allié comme il l'aurait fait d'un animal farouche. Un bras autours des épaules frémissantes de Königs -jamais, jamais Neumann ne lui donnerait d'autres noms, pas en son fort intérieur-, la disparition de son image précéda celle des sons. Un raclement de porte. Les semelles de bois de Tatcho, sur le béton de l'escalier, couvrirent le reste de leurs échanges furtifs.

Immobile là où Milovsky l'avait laissé, Neuman inspira profondément. Le silence abandonnait autours de la table les restes du repas : senteurs qui rappelaient quelques pommes trop mures (peut être, finalement, y avaient-ils eu de vrais fruits dans cette compote), fourchettes et couverts, assiettes vides qui ranimaient sur la langue le goût des plats qu'elles avaient supportés ; le colonel, assit, le front sur son poing replié et les paupières closes.
Un souris, quelque part entre les murs, grata la pierre de ses griffes. Le raclement emplit l'espace de la salle à manger vide, tira une vague de frémissement depuis les reins de Neumann. Un pied sur la première marche de béton nu, l'autre encore sur le carrelage blanc, le tireur attendait il ne savait quoi ; que Milovsky le pardonne, le renvoie, hurle ou le frappe.
Mais le visage du colonel restait flasque, marqué par une défaite qui les avait tous éreintés : Königs, aussi doux, aussi docile puisse-t-il paraître, n'était pas un des leurs. Ne le serait sans doute jamais. Et c'est avec lui qu'il faudrait faire Staline savait quoi là où Staline savait où, et avec entrain, s'il vous plait. Non que Neumann douta. Il croyait au communisme. Neumann y croyait depuis vingt ans. Il en vivait depuis vingt ans. Il le protègerait pendant vingt ans encore, parce que c'était le meilleur avenir qu'il voyait. Un avenir qui justifiait leurs sacrifices.

"Vous voulez savoir ?"
L'apostrophe le surpris. Le vide, celui qui emplissait la pièce et Neumann, lui avait donné l'illusion qu'il était aussi insipide que de l'air ; presque invisible, un élément pensant du décors que Milovsky n'aurait qu'à repousser à son gré. Neumann inspira et cette inspiration lui sembla fracassante, presque douloureuse quand l'air pénétra dans les alcôves de ses poumons. Bruyante ; dérangeante.
"Vous voulez savoir ce que nous avons fait de pire ?"
Milovsky était las. Las sur son visage, las dans sa voix. Neumann chercha ses mots avec soin.
"Le monde que nous voulons construire requiert des sacrifices. Il faudra faire comprendre à tous ce qui est bien, même ceux qui ne le voient pas. Plier l'oseille pour en faire des paniers. C'est douloureux mais ça faut le coup.
-Je ne sais plus.
-Nous faisons le bien, à la fin." Neumann revint à la table. Il pensa à s'asseoir, mais il lui vint à l'esprit que Milovsky ne l'y avait pas invité. "Au moins contre les nazis. Leur barbarie nous force à protéger le monde soviétique, de toute la force dont nous sommes capables.
-Quand saurons-nous quand nous arrêter ? Que ferons nous des allemands comme…" Jürgen Königs. "Que ferons nous des allemands quand nous serons là bas ? Comment ferons nous pour leur faire oublier Hitler et ses promesses ?
-Ils oublieront. J'ai oublié.
-Vous n'avez pas oublié. Vous avez vu autre chose. Peut être que nous devrions tous voir autre chose, ici aussi."
Une chape de glace sur l'estomac ; Neumann sentit le sang déserter ses jambes. Il recula vers la chaise qu'avait occupé Tatcho. Lorsqu'il parla, sa voix se fit lente.
"Quand j'étais en Allemagne, avec l'Orchestre Rouge, j'ai vu ce qu'ils faisaient. J'ai vu des choses que les allemands ne voulaient pas voir. À Dachau." Neumann déglutit. "Des amis communistes ont été envoyés à Dachau."
Milovsky ouvrit les yeux. Ses pupilles s'attardèrent sur le plateau de la table et, après quelques clignements de paupières, remontèrent vers celles de Neumann. Ils n'avaient jamais vraiment parlé de ce qu'avait fait et vu l'allemand avant que la Gestapo ne le grille. Neumann n'avait jamais cherché à expliquer aux autres les courses poursuites dans les rues de Varsovie quant, cherchant à joindre un espion de leur camp, il avait presque fini lui-même dans le train. Les heures froides et dangereuses du petit matin, pour déverser ça et là des tracts vites effacés. L'Orchestre Rouge ; le lien entre l'URSS et les communistes restant dans le Reich. En contrepartie, Milovsky et Azanov n'avaient jamais partagé avec Neumann leurs propres débuts de guerre. De l'arrivée au pouvoir de Lénine, ils pouvaient parler. Du conflit de Finlande, de leur entraînement, des lettres du front que Milovsky censurait en 1917, ils pouvaient parler.
De leur rencontre et de la guerre patriotique, ni l'un ni l'autre ne disaient jamais rien. Un secret muré sous le permafrost sibérien.

Mais dans les yeux de Milovsky, il y avait quelque chose qui n'aurait pas dû se trouver là. Neumann ne lui avait jamais raconté ce qu'il avait vu en Allemagne. Mais dans ses yeux, il le voyait : Milovsky savait. Son regard désolait avouait pour lui qu'il savait pour Dachau. Pour quoi d'autre ?
"Il y a pire que Dachau," demanda Neumann, sans être sûr que son intonation ne présente cela comme une question. Ce n'était pas une question. "Nous n'avons pas pu faire pire que Dachau. Ils n'ont pas pu faire pire que Dachau. Ce n'est pas possible, l'humanité ne peut pas en arriver là."
Silence.
Ils avaient fait pire que Dachau. Des humains -des juifs, des opposants, peut être des amis de Neumann- étaient dans des endroits pires que Dachau. Le silence de Milovsky en attestait.
Neumann avait froid. Toute fatigue le quitta cependant qu'une rage froide soulevait sa poitrine et son ventre. Elle retomba comme un soufflet crevé.
"Vous disiez que nous avons fait pire. Pire que Dachau ou pire que Königs ?"
Milovsky détourna le regard et parut réfléchir sincèrement à la réponse. Son poing, sur son front, projetait sur son visage une ombre diagonale jusque dans son cou.
"Je voulais dire, pire que Königs."
Neumann exhala un souffle qu'il ne se souvenait pas avoir retenu. L'air autours de lui se fit plus léger, presque plus accueillant. Königs pouvait difficilement être considéré comme un poids lourd de l'horreur lorsque l'on avait croisé quelques charmants gestapistes.

Milovsky congédia l'allemand d'un signe las de la main. Neumann salua promptement, la perspective de quatre ou cinq cigarettes attendrissant suffisamment le souvenir d'une journée à la distinctive odeur de défections brûlées pour que son pas, sur les marches de béton, se fasse presque alerte.
Il lui sembla entendre dans son dos alors que sa main manoeuvrait le loquet de sa chambre : "Je crois que c'est ce que je voulais dire." Ses doigts glissèrent sur l'acier et, le gorge sèche, Neumann se persuada que ce n'était que le vent contre les volets de sa chambre.
Il fuma le paquet entier avant de pouvoir trouver le sommeil.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyVen 12 Sep - 13:23

5 Mai 1944, 14h57 - Jürgen Königs (A2)

Il se sentait comme anesthésié. Pas dans ses membres ; sa chair souffrait quand on la pinçait, ses muscles lui faisaient mal après l'entraînement. Son corps sentait, vivait, mangeait et se gonflait de muscles trop peu usités. Il devenait très facile pour Jürgen-le-chat de vagabonder sur les poutres d'un hangar. Il pouvait même, il s'en était rendu compte, tomber de là haut sans utiliser d'échelle ou de corde. La première tentative avait été désagréable, mais la rude torsion de la hanche qui le faisait systématiquement retomber sur ses pattes finissait par l'amuser.
Alors il grimpait et faisait exprès de glisser, même si cela faisait crier le sous officier chargé de son entraînement. La tête en bas, ou les jambes d'abord, les yeux fermés ou ouverts, pouf ! Coup de reins énergique dès que son corps se sentait tomber.

Mais l'amusement était félin. Chat. C'était le plaisir de Jürgen-le-chat et Jürgen-l'humain, lui, ne ressentait rien. Son esprit s'était comme enfoncé dans une masse de brouillard et quelqu'un d'autre tirait les ficelles.
Il ne s'ennuyait pas.
Il ne s'amusait pas.
Et il ne parlait que le stricte nécessaire, en russe seulement. Le chat n'avait pas envie que Milovsky le fouette encore ni ne lui crie dessus. L'humain doutait d'avoir le choix et laissait faire le chat. Donc il se laissa tomber des poutres du gymnase, retomba souplement à quatre pattes et regarda venir le gros sous officier. Krashnada : longues foulées pour un petit corps musclé et des mains de bûcheron, l'air toujours sombre, le langage ordurier et une cravache à la main qu'il avait, disait-on, prise sur le cadavre d'un général allemand.
Krashnada vagit comme un buffle. Sa face se tordit, il frappa deux fois le sol de son pied gauche et pesta -comme d'habitude- que ce petit connard de Dyatchin était un cochon feignant. Il crachait le nom comme une insulte à chaque fois qu'il l'employait et aimait parler de Jürgen à la troisième personne, même lorsqu'il se trouvait -comme à présent- à moins d'un mètre de lui.
"Espèce de fils de truie ! Tu le fais exprès, hein, c'est ça ?" Sa bouche se fendit vers la droite et Krashnada en éjecta une bille de salive. Jürgen la suivit du regard ; l'autre lui asséna un coup de cravache sur le haut du crâne. "Et t'écoutes pas, en plus ! Petit con ! Pas de respect !" Le chat afficha un air vaguement désolé et s'assit en tailleur, laissant Krashnada agiter sa cravache au dessus de son épaule. Le sous officier n'était pas méchant. Deux ou trois cent pompes plus tard, il aurait oublié toute l'affaire et l'enverrait frapper un sac de sable. Jürgen-l'humain n'en pensait rien ; il lui semblait qu'en dehors de penser qu'il ne pensait pas, il ne pensait rien du tout.
Krashnada tonna pendant un moment et lui asséna enfin un coup sur l'oreille : le signal de la fin de l'engueulade. "Dehors, tête de cul ! Va donc faire dix tours d'la barrière, ça t'rafraîchira !" Affectueux coups de cravaches sur le derrière en passant, achtung ! Plus vite ! On aurait presque dit un entraînement à l'allemande. Il ne manquait que le sifflet en argent.

La barrière de Krashnada était en fait l'enceinte de la petite base. Elle mesurait dans les quatre kilomètres de longs, aussi Jürgen avait-il prévu de gonfler le nombre de tours parcourus pour revenir avant la nuit. La sueur se cristallisait au bord de ses joues, à l'arrière de son cou et sur ses bras. Le chat trouvait cela inconfortable ; l'humain était assez content de lui puisque personne ne lui interdisait de courir du côté extérieur de la barrière. Non qu'un côté vaille mieux que l'autre, mais cela procurait un certain sentiment de liberté. A chaque fois que Krashnada l'envoyait en punition autours de la base son regard flirtait avec les rues encadrées d'immeubles qu'il cocufiait allègrement pour celles du côté est. De vraies peintures impressionnismes : une touche de pied de poule gigantesque ici, un coup de pinceaux là pour élever une collinette de gravas encore à déblayer. Vers un ciel inachevé au fusain s'élevaient des fragments de ruines couverts d'une fine couche de neige étalée au couteau ; sur les arrêtes, sur les gravas et sur la voie rayée par les pneus des camions. Tant qu'on ne glissait pas dedans, c'était du sucre glace derrière la buée d'un souffle cristallisé.
Ce jour là, Jürgen dévia de la barrière vers le paysage peint à la truelle. Ce n'est qu'arrivé sur un pan de trottoir défoncé que cette petite erreur de trajectoire le frappa. Il s'arrêta net, tourna sur lui-même ; il avait bien parcourut plus d'une cinquantaine de mètres en dehors de son circuit sans que quoi que ce soit lui arrive. Jürgen fit encore quelques pas en avant. A présent qu'il était conscient de sa désobéissance, il aurait dû… ou n'aurait pas dû… mais rien. Rien pour le tirer en arrière, ou l'empêcher d'aller en avant. Il repartit à petites foulées, puis comme un dératé lorsque l'euphorie lui monta à la tête. Libre ! Il était libre, cette histoire de contrat de sang n'était qu'un horrible mensonge. Un grand sourire lui tirait les lèvres et l'allemand s'imaginait déjà de retour à la maison, avec son régiment, ses amis et son peuple.
Quand il cessa de courir, Jürgen découvrit qu'il avait froid. Ses chaussures légères étaient trempées jusqu'aux chaussettes, son pantalon assombrit d'humidité sous le genou. En passant devant une vitrine partiellement brisée, le jeune homme se vit mouillé en bas, saupoudré de flocons en haut, en T-shirt et les bras nus ; son nez et ses oreilles viraient au rouge vif et ses lèvres au bleuté. Son apparence lui fit une si vive impression qu'il se frotta les bras de la paume des mains alors qu'un violent tremblement le parcourait des fesses à la nuque. Il était glacé. Il était perdu au milieu d'une ville qu'il ne connaissait pas. Jürgen ne pouvait pas lire le russe et il ne voyait personne autours de lui qui puisse le ramener à la "maison" : à l'appartement, où Azanov lui fera quelque chose à manger et lui donnerait de la vodka pour se réchauffer pendant que Milovsky l'engueulerait. Quant à rentrer en Allemagne ! Il faudrait déjà que le Reich veille bien de lui en retour.
Le désespoir de l'humain arracha un début de sanglot au chat, avant que celui-ci n'ai la bonne idée de lui botter le derrière. Un chat ne se laisse mourir dans la neige que s'il n'a plus la force de se relever. Jürgen n'échappait pas à la règle et repartit à petites foulées vers un quartier intact dont les toits apparaissaient au loin. Il rêvait de s'arrêter pour geindre sur son sort, mais un puissant instinct de survie l'en empêchait. Libre ! Peuh ! Il ne serait jamais libre de ce que le Reich lui avait fait. L'envie d'y retourner s'étiolait à mesure que les quartiers convoitaient approchaient. Un chat mal traité ne reste dans une maison que s'il est sûr de ne trouver aucun coussin ailleurs et, à bien y réfléchir, l'URSS ne pouvait pas être un coussin si inconfortable que cela. Non ?
Jürgen claquait des dents, tremblait, transi et blanchi. Mais plus de ruines : des camions alignés entre des hommes en parka brune, le tout entre de grandes barres scarifiées d'impacts d'obus, mais debout et aux fenêtres pleines de lueurs jaunes et chaudes. Deux soldats lui mirent la main dessus en vitesse. Bien vite enrubanné dans un épais manteau de toile, shooté d'une goulée de vodka, il ne resta plus à l'allemand qu'à se laisser faire entre leurs mains bourrues mais gentilles. On s'étonna de ses cheveux sans coupe ; la plupart des hommes de l'armée rouge allaient presque rasés lorsqu'ils n'étaient pas sur le front. D'où venait-il ? Etait-il d'un régiment de retour de l'ouest ? Qu'est-ce qu'il faisait à traîner dans les ruines alors que la nuit tombait, sans veste ni manteau ? On appela vite un officier, un jeune capitaine avec un gros nez et des oreilles de chou.
"Je dois aller voir le camarade Staline," répondit Jürgen dès que l'officier lui demanda ce qu'il foutait là. Un épais silence accueillit ses paroles. Gros Nez s'esclaffa.
"T'as la cervelle gelée ! T'sibérien pour être aussi con ?
-Je suis de Mourmansk," à présent qu'il ne pensait plus revenir au Reich, Jürgen trouvait le mensonge presque naturel. "Et je dois voir le camarade Staline. Vous n'avez qu'à appeler là où il est et dire que Yury Dyatchin voudrait le voir."
C'était dit si sérieusement que l'autre paru douter. Puis il haussa les épaules et partit vers un gros immeuble de quatre étages, l'air de se dire que si le cinglé de Mourmansk était trop ivre pour avoir du bon sens, il le ferait exécuter pour calmer ses supérieurs. Toute la petite troupe le suivie avec avidité. Arrivé là, Gros Nez se fit tendre un vieux combiné en bronze. Ils attendirent. Jürgen, dans sa parka, sentait le sang fourmiller douloureusement dans ses bras et son nez ; ses oreilles brûlaient. Gros Nez parla enfin, fit la commission demandée, pâlit ensuite et acheva de s'étrangler. Il tendit finalement l'appareil à Jürgen.
Contre son oreille, la voix calme et froide de Vassili Talatchevsky résonna comme une caresse.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyVen 12 Sep - 13:24

5 Mai 1944, 18h03 - Alexeï Milovsky

Ses doigts étaient poisseux d'humidité, à la fois flasques et tremblants sur le combiné ; des douloureuses contractions s'enroulaient autours de ses organes en autant de rubans barbelés, froids comme la glace, durs comme des serres de cuir et d'argent. Le sang avait déserté son visage, ses épaules se couvraient de transpiration. Une veine palpitait contre sa tempe.
"Vous en êtes sûr ? Vous avez cherché partout ?" Sa voix était fébrile. Milovsky ne se savait pourtant pas émotif. Mais qui pouvait nier que c'était la panique qui agitait ses mains de soubresauts incontrôlés ? "Vous êtes sûr qu'il n'est pas rentré quand vous ne regardiez pas ? Peut être qu'il est encore dehors et qu'il... vous êtes bien sûr de ce que vous dites ?"
Il en était sûr. Il avait demandé aux gardes devant les postes, fait lui même le tour ; il avait interrogé les secrétaires du bâtiment A qui aimaient se masser aux fenêtres pour voir courir l'étrange inconnu, secoué deux gérants de cafés miteux, hurlé, vagit, et s'il dégobillait son rapport avec une voix si mouillée, c'était bien qu'il n'avait pas le choix : Dyatchin avait disparu on ne sait où.
"Il n'avait même pas pris de veste ! A Moscou, en cette saison !" Bon sang, on était en Mai et les vampyres ne craignaient pas particulièrement le froid. C'était une maigre consolation pour Milovsky. Même si on retrouvait Königs en bon état, Staline leur ferait payer cher sa petite escapade. "Je ne lui avais presque pas crié dessus, je vous jure ! Je le traitais très bien et ne le frappait même p...
-Oh, fermez là ! Je m'en contre tape de vos histoires, trouvez une voiture pour aller le chercher ! Vous avez prévenu quelqu'un d'autre ?
-Oui, évidemment. J'avais des ordres pour appeler un certain Talatchevsky. Il voulait absolument que je l'appelle en premier pour tout problème... je ne...
-TA GUEULE ! Qu'est-ce qu'il a dit ? Qu'est-ce que tu lui as dit à lui ?
-La même chose qu'à vous !" Krashnada partait dans des aigus de soprane et hoquetait à chaque fin de phrases. Loin d'attirer la pitié de Milovsky, cela faisait bouillir on ne peut plus une humeur déjà bien allumée.
"Et il a. dit. QUOI ?
-Rien ! Rien du tout, camarade, il a juste dit que je devais vous appeler, et puis vous dire que vous deviez vous rendre à la dat... à la datcha du camarade Staline... il ne m'a pas aidé du tout comme il avait promis...
-Quand ? Est-ce qu'il a dit quand je devais y aller ?" Ses veines se vidaient, Milovsky le sentait, elles se vidaient et leur fluide tombait vers ses intestins, s'y changeait en plomb et lui donnait envie de vomir. "Est-ce qu'il avait l'air content ?
-Je ne sais pas. Je n'ai pas fait attention. Il a juste dit que vous deviez venir le plus vite possib..." Le combiné s'abattit sur sa base avec un clac sonore. Vomir et puis se tirer une balle. Milovsky n'avait jamais aimé être dans le camp des perdants. C'était bien pour ça qu'il était devenu officier politique : censurer les autres pour le bien du plus grand nombre convenait à son tempérament. Enquêter, fouiller dans leur vie privée, les exécuter ou saboter chez l'ennemi, ça ne le dérangeait pas. C'était pour l'URSS. Une espèce de bien supérieur qui pouvait justifier tout ça. A bien y réfléchir, il y avait un moment qu'il doutait que ce bien suffise à payer ses fautes, mais n'y pensait-il pas depuis qu'il tombait en disgrâce ? Le suicide, c'était définitivement mieux. Il pourrait choisir l'instant de sa mort et ça emmerderait royalement Staline. Salopard de "petit père" du peuple ! Il n'aurait pas la satisfaction de le voir crever selon les armes de son choix. Vassili ne pourrait pas le voir mourir.
Non. A la place, Vassili ferait exécuter Neumann et Azanov. Les condamner pour sa petite fierté personnelle nouait la gorge de Milovsky autant que l'idée de mourir lui même. Surtout Azanov, qui n'était qu'une fichue brindille, plus prompte à se laisser porter par le courant -n'importe lequel faisait l'affaire- qu'à se poser les questions et qui, arrivé devant les chutes du Niagara, s'emmurait derrière une amnésie sélective plutôt que de tenter l'épreuve de l'introspection. Les rubans barbelés prirent soudain un poids considérable.
"On devrait aller voir ce que le patron veut, mon Colonel." La voix de Neumann était toute proche, bien plus proche que lorsque Milovsky avait décroché. Comment avait-il pu ne pas l'entendre ? "Et de toute manière, c'est de la faute de l'autre vipère de Talatchose. Son histoire de contrat de sang, c'était vraiment une belle connerie.
-Le contrat, Milovsky, vous vous en souvenez ?
-De quoi j'me mêle ?" La voix grêle de Neumann s'abattait sur celle du maigre Tatcho sans en fissurer la volonté.
"Le contrat ? Est-ce que vous l'avez vu ?
-Oui," répondit Milovsky en allant chercher son manteau. Tout avait l'air flou autours de lui. Où était Azanov ? Königs s'assagissait en sa présence. Parce que ce devait être une bêtise de Königs ; le vampyre ne lui avait jamais causé de soucis depuis qu'il était Dyatchin. Une rechute ? Tatcho insista.
"Vous l'avez vu signer ?
-Oui. Je dois y aller.
-Attendez !" Une main délicate apparut au creux de son coude. "Il a signé quoi ?"
Réponse lasse : ce qu'il avait écrit. Les doigts de Milovsky tombèrent sur la poignée, lourds, sans vie.
"C'est tout ?" Tatcho s'accrocha à son bras des deux mains. "C'est tout, colonel ? Il n'a signé que ce qu'il avait écrit, et pas un autre feuillet ? Un feuillet écrit en russe ou en géorgien ?
-Non.
-Vassili n'a pas parlé d'un autre feuillet ? D'un feuillet écrit avec le sang de Staline ?"
La langue de Milovsky lui parut glacée. Il hocha lentement la tête et laissa l'occultiste se glisser entre la porte et sa silhouette figée. Le gamin était pâlit, le front blanc et les joues soudain rougissantes. "Mon colonel, Jürgen, enfin Dyat... lui, quoi, il n'a rien... le contrat n'était pas valide ! Il ne pouvait pas être valide sans qu'il n'ai signé la part du contrat écrite par Staline ! Mon dieu... comment Vassili a-t-il pu..."
Pas de contrat. Ils avaient passé plus d'un mois à dormir, manger et parler tranquillement avec un vampyre SS enchaîné par sa seule imagination ! L'absurdité du retournement amenait un rire amère sur le bout des lèvres. Vassili voulait-il sa peau à ce point ? Ou l'idée venait-elle de plus haut ? Une bête erreur, peut être ? Quelques éclats nerveux tombèrent de sa bouche comme les derniers dominos d'une longue ligne qui s'écroule ; Milovsky se donna l'impression de caqueter. Presque drôle ! N'était-ce pas presque drôle que Vassili soit à blâmer aussi ? Ils pourraient être fusillés côte à côte. Il ne se tut que lorsqu'une porte claqua dans son dos.


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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyMar 23 Sep - 12:35

5 Mai 1944, 18h22 - Dimitri Azanov

Tout était calme, trop calme, si calme qu'on sentait le sérieux de la situation. En toute occasion Neumann pouvait grincer de quelques théorie fumeuse, ou s'épandre en un véritable purin de critiques acerbes ; Tatcho avait un débit plus généreux encore, mais dans de tout autres registres. Ni l'un ni l'autre ne parlait pourtant. L'allemand fixait un point imaginaire sur le pare brise. Le russe regardait ses mains et ses lèvres ne s'agitaient qu'en silence. Ses cheveux pendaient tristement autours de ses joues et sur ses yeux, se balançaient d'avant en arrière au rythme de la route. Milovsky conduisait rarement. Il était d'ailleurs peu doué pour cette discipline et, s'il se débrouillait pour ne pas foutre son camion dans le fossé, il semblait prendre plaisir à faire buter ses roues contre tous les nids de poule disponibles.
Azanov avait froid. Pas physiquement, pas vraiment. Ou peut être. Un froid au cœur pouvait vite s'insinuer ailleurs et traverser les limites seules de l'esprit. Le gel était empreint de mille nuances indescriptibles. Le silence de Neumann s'imposait comme une couleur sombre et inquiétante aux bords de la toile. La conduite nerveuse de Milovsky tâchait les coins de traits agressifs. Et au centre : une absence blanchâtre, tout juste la marque grise de ce qui avait été une fresque. Le gris bleuté presque vert d'un uniforme allemand, des mèches d'or et deux reflets de jade et d'absinthe.

Il n'avait jamais encouragé Jürgen à revenir. Souvent, le jeune homme restait à l'écart et ces nuits étaient un soulagement. Azanov s'était surpris à attendre le déclic timide de la poignée, avec honte d'abord, puis empressement et, au matin, la culpabilité de ne rien faire. Parfois, sans que rien ne puisse l'expliquer mais invariablement lorsque sa conduite s'animalisait, Jürgen apparaissait comme une silhouette pâle et droite. Ses pieds étaient toujours froids contre ses jambes. Azanov ne l'imaginait même pas ailleurs qu'avec eux. Ailleurs qu'avec lui. Contre lui. Entre ses bras et inconscient des tiraillements nés de son contact. N'était pas le contact d'un corps mâle plutôt que Jürgen lui-même qui manquait soudain ? N'importe quel corps, pourvu qu'il fut celui d'un homme, ou un retour aux relations frustrantes avec des femmes qu'il oubliait trop vite ? Azanov se détourna de la voiture et de ses passages. Jürgen, c'était autre chose que n'importe quel homme. Quelques vieux lampadaires défilaient au travers de la vitre, trop vite pour qu'on puisse les détailler. Avec Jürgen, il pouvait se dire que ça venait des yeux, ou de sa nature. La nuit couvrait déjà la ville. Mais juste un homme ! Comme si n'importe lequel des autres -Tatcho, ou même Milovsky- pouvait provoquer de telles émotions !
C'était effrayant.
Les fenêtres de la voiture blanchissaient de buée et de givre sur leurs bords. Il fallait qu'ils le retrouvent. Il le fallait absolument. C'était le seul moyen de ne pas avoir à savoir.



5 Mai 1944, 18h39 - Georg Neumann


La sale petite teigne.
Le type même du nazi. On pouvait leur donner tout ce qu'on voulait. Un pays, un morceau du voisin, une part d'un état libre. Et ça ne leur suffisait pas encore. Il fallait déjà qu'ils soient véreux comme parti politique, mais l'individus ne rattrapait pas la masse. Pendant un moment, Neumann en était presque -presque !- venu à croire qu'en prenant l'identité de Yuri Dyatchin, la teigne avait renoncé à ses idéaux barbares. Et quant même ! Où croyait-il pouvait aller ? N'avait-il pas eu la preuve en grand que sa superbe idéologique raciste ne valait pas deux balles sur la scène de la morale ? A moins que ce ne soit une vengeance. Qu'ils aillent tous se faire écharper par le vieux moustachu, ce devait être son plan. Même Königs n'était pas assez stupide pour tenter de retourner en Allemagne ou tenter quoi que ce soit contre le peuple soviétique. Ce devait être personnel. Avec ces connards de SS, il y avait toujours quelque chose de personnel, une volonté institutionnalisée de vous pourrir la vie par tous les moyens possibles.
Alors s'ils le retrouvaient (et ils allaient le trouver, même s'il fallait lécher le cul de Beria pour avoir le droit de le chasser comme un vulgaire lapin), ils lui feraient payer cher. Neumann n'en avait même plus envie de fumer. Ses doigts, figés sur ses bras, serraient assez pour provoquer une douleur diffuse. Chaque rai de lumière de part et d'autre de la voie, chaque phares croisés en vitesse et entre deux cahots alimentaient un sourd brasier qui comprimait la poitrine de l'homme, du diaphragme au cœur. Une fumée âcre remontait de la gorge vers le cerveau. Enfumant la raison. Obscurcissant le jugement.
Et, entre deux bouffées de colère meurtrière : et si, finalement, Jürgen Königs avait pris sa première décision d'homme libre ? Sans qu'un leader en chemise brune ne lui montre le chemin, sans qu'un commissaire en manteau brun et, enfin, jusque là où le chat le porterait…
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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptySam 15 Nov - 11:44

5 Mai 1944, 21h02 - Jürgen Königs/Yuri Petrovitch Dyatchin

Il n'y eut d'abord que l'attente. Tout à la fois fébriles, inquiets et excités comme de jeunes chiots, les hommes de Gros Nez s'agitaient autours de Jürgen avec une espèce d'affection spontanée et de crainte prudente. On ne cessait de lui proposer des giclées de vodka, qui produite personnellement par tel oncle, pépé ou tante et qui se distinguait, qui fournie par l'armée. La première vous enivrait à l'odeur seule ; l'autre tordait les boyaux et laissait un goût dégueulasse sur le fond de la langue. Ceci expliquant cela, Jürgen vacilla un peu lorsqu'une voiture noire se gara devant l'immeuble, dû s'appuyer contre un jeune soldat aux grands yeux bruns pour s'en approcher et, enfin, s'y prendre à deux fois pour trouver la main que lui tendait Talatchevsky. Il répondit au froncement de sourcils de l'occultistes en l'assurant qu'il avait à peine bu (ce qui était vrai), mais l'autre n'y fit guère attention et le poussa sans ménagement dans la voiture. Le soldat s'éloigna précipitamment et Jürgen regretta un instant sa présence : le garçon dégageait une odeur agréable, un peu fleurie, et sa silhouette plaisait au chat. Un instant son regard la suivit au travers de la fenêtre avant qu'une exclamation ne lui échappe : "Mais c'est une femme !"
Talatchevsky répondait que oui, on aurait bien dit une femme et que, de toute façon, l'Armée Rouge en était pleine. Il y en avait même qui étaient pilotes ou snipers . "C'est injuste. Dans la SS, nous n'avions que des auxiliaires moches et vieilles ou déjà mariées. Mais une fois, il y en a une qui à un colonel mariée était et nous avons quant même…
-Epargnes moi tes histoires de fesses, tu veux ?
-N'importe quoi ! Elle a avec tout le régiment couché avant de se faire prendre, mais pas avec moi, parce que je couche pas avec n'importe qui.
-Tu es ivre."
Le ton cassant le fit taire. Vexé par la rebuffade, Jürgen se pencha vers la fenêtre, ses pupilles perçant la nuit naissance sans rien y voir d'intéressant : enfilades de rues tristes et animées par l'armée seule, Moscou pensait ses plaies dans le plus morne des ballets. Ici, on entamait déjà la reconstruction ; là s'élevaient les gardes d'un poste de commandement. La voiture cahotait avec une aisance relative sur les routes inégales et sentait le cuir et la poussière. Jürgen s'endormit et Talatchevsky ne le réveilla pas.

Lorsqu'il revint à lui, le ciel nocturne encerclait la voiture comme une chape. Sa tête lui faisait mal, son estomac maugréait mais, lorsque le chauffeur vint ouvrir la portière, Jürgen découvrit que ses pas étaient assurés. Talatchevsky patientait à quelques pas du véhicule ; sous un éclairage blafard, seuls se détachaient de lui son souffle brumeux et la tâche lumineuse et blanche de son visage. Le cuir brun -noir dans la pénombre- produisait sur la toile de son manteau un bruissement de roseaux. Enfin son regard sauta de la route pavée vers Jürgen, releva un peu son visage où se creusèrent de nouvelles ombres, aux pommettes et autours des yeux rendus gris par la nuit. Aussitôt un coup léger frappa Jürgen entre les omoplates : le chauffeur sans voix lui donnait l'ordre d'avancer. Un pas devant l'autre et Königs-Dyatchin n'avait pas à penser plus avant. Il ne lui fallut qu'un instant pour décider que cela valait mieux. Son ivresse avait été étrangement brève, mais elle laissait son crâne plein d'une matière à la fois cotonneuse et lourde comme du plomb. L'impression demeura alors qu'ils passaient un portail aux pointes agressives, longeaient un long mur de béton froid et, enfin, pénétraient dans un petit hall de style vaguement ancien. Là, Jürgen fut fouillé, examiné, tâté jusqu'à ce que chaque centimètre de son corps eu été vérifié trois fois ; à la fin de l'opération ses joues avaient eu tout leur temps pour se consumer de honte. Sa peau était devenue étrangement sensible et, au travers de la toile de son pantalon, les doigts insistants provoquaient de désagréables frissons qui, à chaque instant, menaçaient de le faire ronronner de manière fort peu contrôlée. Sa rougeur n'avait pas disparue lorsque Talatchevsky le mena à l'intérieur, par un couloir dallé de pierre, jusqu'à une porte de facture classique et de chêne -il pouvait en sentir l'odeur-.
L'occultiste frappa trois brefs coups, ouvrit sans attendre de réponse, entra et abandonna là Jürgen. L'allemand tenta de remettre un peu d'ordre dans sa tenue mais n'eu guère le temps que d'effacer quelques uns des plis les plus superficiels. Malgré la présence relativement connue de Vassili Talatchevsky, et l'assurance que leur hôte ne lui voulait sans doute pas un mal excessif, une vive terreur s'insinua au creux de son ventre. Chaque pas l'alourdissait et, une fois immobile face au large bureau, il dû se retenir d'essuyer la moiteur de ses paumes contre son pantalon. L'origine de cette peur incontrôlée, soudaine et irrationnelle, Jürgen ne pouvait rien en découvrir, sinon qu'elle prenait sa base au creux de sa nuque, sorte de tremblement aux limites de la conscience, agités par la certitude d'être épié à son insu. Un halo jaune entourait le bureau et son occupant, dégagé par une belle lampe qui grésillait un peu ; les coins de la pièce restaient noyés hors de ce refuge. L'image enfantine de l'affreux homme de sable d'Hoffman se dessinait au creux des ombres, de la fascination répulsive et magnétique qu'elles invoquaient.
"Sriédniï kotienok."
Jürgen sursauta et son attention revint au centre du halo. Sa concentration avait été insuffisante pour comprendre les mots utilisé, mais la déception qu'ils contenaient était palpable. De l'autre côté du bureau, Staline avait l'air d'un vieil oncle et le vampyre, devant lui, d'un gamin pris la main dans le sac à voler des bonbons.
"Pourquoi es-tu revenu, puisque tu avais envie de partir ?"
Il n'avait pas voulut partir, pas vraiment, mais Königs ne savait pas comment l'expliquer. "Je m'étais perdu.
-Ce n'est pas la question." Une pointe de menace pesait sur les derniers mots. Jürgen se retint de retrousser les lèvres. Ce n'était pas le moment de montrer les dents et cela ne lui apporterait pas de réponses aux interrogations de Staline.
"Je ne sais pas." Il avait mal à la tête. Staline fronça les sourcils ; il s'impatientait. "Je… j'avais froid dehors." Insuffisant. "Je ne savais pas où aller.
-Pourquoi pas en Allemagne ?"
Parce que c'était à des milliers de kilomètres ? "Je ne veux plus jamais retourner en Allemagne."
Parce que quand ils en auraient finis avec son Allemagne, ce ne serait plus jamais son Allemagne. Ses ongles marquaient la peau de sa paume de croissants de lune sanguins. Il dû inspirer profondément pour assurer sa voix. "Le contrat de sang…
-N'est pas valide et n'avait aucune chance de l'être. On ne peut donner son âme sans son consentement."
Une brusque inspiration apporta un presque hoquet aux lèvres de Jürgen. Si on ne le pouvait pas, alors comment était-il arrivé à Erdvaw ? Comment avait-il cessé d'être humain, si on ne pouvait faire ça sans son consentement ? Staline l'invita à s'asseoir avec une voix radoucie. Jürgen s'exécuta sans mot dire, les genoux faibles et le souffle irrégulier. Où et quand avait permis qu'on lui fasse ce qu'on lui avait fait ? Ou l'avait fait à lui-même par des choix inconsidérés ?
"Alors pourquoi m'avoir fait croire que je vous appartenais ?" Staline sembla réfléchir. Talatchevsky, dans son dos, déglutit bruyamment. Quand l'homme parla, il sembla à Jürgen qu'il pesait ses mots, tout en s'étant attendu à une telle question.
"Serais-tu revenu si je ne t'avais pas forcé à rester, le temps de te rendre compte que nous ne sommes pas des monstres ?" Il soupira avec lassitude. "Je suppose que tu vas me répondre que nous ne t'avons pas très bien traité jusqu'ici, que les communistes sont des menteurs et que la juiverie internationale gangrène ce pays. Mais il faut bien que tu comprennes, maintenant, que tout ce que tu as entendu pendant des années était peut être un mensonge. Il y a de la vérité, je ne le nie pas, parce qu'ils ne peuvent pas mentir tout le temps."
Il parlait avec patience, lentement et en détachant les mots.
"Je comprendrais que tu n'ais pas confiance en moi."
Il regardait Talatchevsky alors qu'il prononçait cette phrase, au dessus de l'épaule de Jürgen, puis ses yeux revinrent sur lui.
"Quelle est la devise de la Waffen-SS, dis moi, celle sur laquelle tu as juré en t'engageant ?
-Mon honneur… est ma fidélité…" Sa langue trébuchait. Sa poitrine était lourde et sa gorge serrée autours des syllabes autrefois chéries.
"As-tu l'impression d'avoir tiré quoi que ce soit d'honorable de ta fidélité à leur égard ? Et qu'en est-il de la leur ?
-Je dois obéir à mon Führer. Je n'ai pas le droit de discuter.
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas ce qu'ils savent.
-Moi je sais ce qu'ils savent, et je te dis qu'ils n'ont rien fait pour mériter que tu leurs sois fidèle quand eux ne te sont pas fidèles -à toi et à ton peuple." Silence. "Nous pouvons débarrasser l'Allemagne de ces traîtres.
-Vous voulez détruire l'Allemagne.
-Je veux détruire Hitler et sa meute répugnante.
-Je m'en fiche. Je ne veux plus rien avoir à faire avec personne.
-Je peux te permettre de te venger.
-Je ne veux pas me venger."
C'était un mensonge, évidemment, mais Jürgen serra les dents dans l'espoir de le cacher. Il se voyait au sommet d'une crête de terre meuble, menaçant de voir le flanc de la colline s'écrouler sous lui d'un côté ou de l'autre.
"Je te donnerai ce qu'ils t'ont promis, et plus encore. Je te vengerai, te ferai nager dans le champagne et le caviar. Tu auras un rang élevé dans l'armée, si c'est ce que tu veux. Des femmes, des voitures, une villa au bord de la Mer Noire.
-Et si vous êtes un menteur, je n'aurai rien du tout et je serai votre esclave plus que je n'ai été le leur."
A l'expression de Staline, Jürgen compris trop tard qu'il venait de trébucher, sans pouvoir dire de quel versant il heurtait le sol. Puis l'expression changea, Staline soupira et sembla soudain très las.
"Un contrat de sang, camarade Dyatchin, se signe à deux. Ton sang pour tes engagements ; mon sang pour mes engagements. Je n'ai pas validé les tiens de mon sang et ton sang n'a pas validé les miens." Il fit un signe de la main et, d'un des coins sombres, un des jumeaux qui avait assisté à la rédaction du premier contrat s'avança. Il portait un plateau à deux mains, sur lequel étaient disposés en éventail sept feuillets couverts de caractères en cyrillique. Lorsque le géant s'approcha, Jürgen vit que l'encre était brune. "Je serais aussi incapable que toi de ne pas me tenir à ce contrat."
Jürgen tenta une dernière résistance, mais il ne voyait plus de raison -autre que la méfiance héritée de son éducation- de refuser.
"Je ne sais pas lire le russe."
Nouveau signe de la main, des pas dans son dos, une porte qui s'ouvre ; des murmures, de nouveaux pas, une porte qui se referme ; Talatchevsky qui se penche au dessus de son épaule, le bruissement du papier et de nouveaux murmures. Puis, derrière Jürgen, une voix connue qui s'élevait : "Moi, Djougavili, Iossif Vissarionovitch dit Staline, né à…"
La voix de Milovsky égrena les propositions des six pages, frémissante, plus hésitante que celle du colonel. Lorsqu'il eu terminé, Jürgen leva les yeux vers lui et le vit pâle. Des remugles de sueur aigre suintaient de sa peau ; une exhalaison de peur imperceptible sans le nez du chat. L'allemand demanda une relecture. Incertain de la suite, il espérait repousser la décision et, imperceptiblement, garder Milovsky à son côté encore un peu, comme si son odeur d'animal effrayé promettait une tragédie à venir.
"… et ces engagements seront valides après la mort de Djougavili, Iossif Vissarionovitch dit Staline, né à Gori le 18 Décembre 1878 et jusqu'à ce que l'URSS cesse d'exister, sous réserve que Djougavili, Iossif Vissarionovitch dit Staline, né à Gori le 18 Décembre 1878 n'annule pas explicitement le contrat par les mots : "Moi, Djougavili, Iossif Vissarionovitch dit Staline, né à Gori le 18 Décembre 1878, rends sa liberté à Königs, Jürgen, né à Hambourg le 14 Février 1923", ou ne l'annule par des actes indignes du contrat signé par son sang."
Milovsky avança d'un pas, juste assez pour passer au coin du champ de vision de Jürgen. Le contrat s'abaissa avec ses mains, passa dans celles de Talatchevsky et, enfin, sur le bureau poli. Jürgen sentit une goutte de sueur glisser sur sa nuque et se perdre dans le col de sa veste d'uniforme. Une veste à l'odeur inconnue, mais une odeur qui n'était pas la sienne, empruntée à l'un des soldats pour être présentable. Cela le mettait plus mal à l'aise encore. Il aurait préféré avoir ses vêtements. Tout lui était trop étranger -Staline, l'étrange alphabet sur le papier crème, les remous qui crispaient l'air dans les coins de la pièce. L'instinct du chat détestait cet endroit, détestait tout cette situation horrible que Jürgen-l'allemand haïssait plus encore. Signer, c'était trahir complètement. N'était-ce pas pour cela qu'il avait téléphoné ? Il ne savait plus du tout. Il ne savait plus ce qu'il voulait. Il ne savait plus que croire.
Il avait parlé à voix haute.
"Camarade Milovsky, je pense que notre ami aurait besoin de quelques instants pour réfléchir à notre proposition. Un peu d'air frais lui ferait du bien."
C'était un ordre. Il quittèrent la pièce sans que leur regards n'essaient même de se croiser.
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MessageSujet: Re: Vampyre   Vampyre EmptyLun 15 Déc - 12:27

(normalement il ne devrait pas être là mais j'ai la flemme de tout déplacer)

Mars 1926 - Vassia

Page après page.
Il faudrait du temps ; le temps de devenir grand et plus fort que lui. Cela se ferait page après page, ligne après ligne, équation après dessin. Tout ce qu'il fallait pour apprendre les esprits et leurs routes.
Vassia était doué. Iossif le lui répétait : être occultiste était un jeu de carte à la donne fixe. Il y avait ceux qui tiraient une main riche en figures et ceux qui jouaient merveilleusement bien. On pouvait tout avoir et même tricher pour avoir plus, on pouvait avoir quatre rois sans pouvoir jamais les placer.
Iossif n'avait pas de rois. Il n'avait même pas de reines. Mais ses quelques brins d'atouts s'insinuaient partout avec la finesse de l'aiguille ; c'était un maître en savoir comme en contrôle. Vassia le savait et cela l'impressionnait terriblement. Il avait encore le souvenir d'un ordre supérieur, de la puissance absente et féline d'une femme droite même dans la mort. Mais qu'était le talent de sa mère sinon un simple souvenir face à Staline ? Elle avait eu toutes les cartes et elles n'étaient plus que poussière sur des ruines, murmurante dans ses rêves et docile quand Iossif l'apaisait. Souvent Vassia avait haït ces souvenirs et presque aimé l'assassin qui calmait son sommeil.
Et maintenant ?
Maintenant, Vassia savait. Il avait les rois et les reines que Iossif n'aurait jamais. L'adolescent apprenait vite et bien et la lenteur de son professeur l'exaspérait. Pourquoi fallait-il qu'il soit toujours là lorsque Vassia utilisait la forme du chat ? Il était assez grand pour affronter le monde des esprits sans s'y perdre ! Il n'avait pas besoin de Iossif et de ses mouvements si lents, si craintifs à l'égard de tout cet univers aux couleurs impossibles. C'était si ennuyeux ! Et quel besoin d'apprendre toutes ces cartes ? Il suffisait d'un peu d'instinct pour se diriger dans le monde des esprits.
Un jour, il le lui avait dit.
Bien sûr, Vassia savait que Staline ne possédait pas cet instinct des routes, pas plus que sa sensibilité des portes. Mais il l'avait dit quant même, par insolence et un peu par vengeance : je vaux mieux que vous. Le message resta tacite mais clair.
Je vaux mieux.
Je suis fort.
Ils étaient l'un à côté de l'autre, Vassia assis face au livre jaunis, Iossif penché par-dessus son épaule. La leçon avait duré des heures ; trop longtemps pour trop peu de passion. Pour Vassia il n'y avait là que de vieilles pages couvertes de lignes inutiles ; il était fatigué, il avait faim, il s'ennuyait et Iossif se montrait de plus en plus en irritable face à son manque de motivation.

"J'en ai marre, qu'est-ce que ça peut faire, tout ça ? Je n'ai pas besoin des cartes !"
Il avait levé le menton et croisé les bras, comme un enfant buté. Les yeux sombres de Iossif tombèrent sur lui. Ses sourcils jetaient sur son regard une ombre noirâtre.
"Non ?
-Non. Ça ne sert à rien.
-Tu crois.
-Non." Mais Vassia doutait : le ton de Iossif ne lui disait rien qui vaille et pesait sur sa nuque comme la main de l'homme sur son épaule.
Pandore ; Pandore encore qui, après le rideau, ouvrait une bouche trop insolente pour son bien.
"Bon." Iossif soupira avec lassitude et referma le livre. Une expression de profonde déception flotta un instant sur ses lèvres puis s'évapora alors qu'il se tournait vers un coin du bureau. Un garçonnet aux cheveux sombres y lisait un livre pour enfant en allemand. Vassia pinça les lèvres comme il le faisait toujours : lui aussi apprenait d'autres langues, et il s'y entendait même mieux que Kolia en la matière. Mais zut ! Le gamin ne devait rien y comprendre et cherchait juste à faire son bon.
"Kolia, est-ce que tu voudrais regarder les cartes du pays violet ?"
L'enfant leva la tête si vite que Vassia fut assuré qu'il les écoutait depuis un moment. C'était très agaçant, et d'autant plus que Vassia avait toujours vu le monde des esprits marbré de bleus et de verts. Il fallait bien avoir quelque chose d'une fillette pour le voir en rose !
Une fillette. Voilà l'effet que lui faisait son frère cadet, toujours délicat et à la voix fluette.
"Oh, oui ! J'aimerai beaucoup !" Un grand sourire lui ouvrait le visage, comme si Iossif lui avait proposé la meilleure des confiseries. Sur le visage de Staline, il n'y eu qu'un rictus, mais Vassia savait depuis longtemps qu'un sourire d'adulte valait plus d'or que celui d'un enfant.
"Bien. Vassia, tu peux aller t'amuser. Kolia et moi avons encore beaucoup de travail."
Et il lui tourna le dos, et ne s'occupa plus de lui. Iossif alla s'asseoir sur le canapé rouge, Kolia s'installa près de lui ; leurs murmures emplirent la pièce sans que leur sens n'aille plus loin que leurs genoux. Il étaient deux et Vassia, encore près de la table, restait seul et abandonné.
S'il n'avait pas tant haït Iossif, il aurait été jaloux.
Alors il ne dit rien, quitta la pièce et décida qu'il détestait aussi Kolia.

Ce soir là, entre ses draps, il repensa longuement à ce qu'il s'était passé. Il dormit mal, dans la crainte d'une punition qu'il ne vint pourtant jamais. Iossif l'attendait toujours à la même heure, ses leçons se firent plus rapides et il ne reparla jamais de l'incident. Ainsi Vassia crut qu'il était pardonné, quelques jours, quelques semaines. Jusqu'à ce qu'il découvre que les livres vraiment intéressants avaient disparus des rayonnages et que d'autres passaient de la page 8 à la page 20 sans préavis.
A ce moment là seulement, Vassia comprit que, s'il avait les rois, les reines et peut être même les as, cela ne lui servirait plus à rien : page après page, il n'y avait plus là que des traces du savoir qui aurait fait de lui un maître capable de surpasser Staline. Alors il se jura de se taire et d'attendre ; longtemps, longtemps, jusqu'à ce qu'un jour un poignard soit à portée…
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